Prévenir le pire
Depuis le milieu des années 1980, époque à laquelle, après avoir démissionné de l’Armée de l’air au sein de laquelle il semblait depuis le début de sa carrière promis aux plus hauts postes, il a publié en 1984 son premier ouvrage Vaincre la guerre, Étienne Copel nous a habitués à un discours non conformiste, parfois dérangeant, mais toujours source de débats passionnants.
Il en sera sans doute de même pour Prévenir le pire, à cela près que, s’il n’a, en aucune manière, abandonné les idées-forces qui structurent sa pensée depuis plus de vingt ans, ce dernier livre formule un certain nombre de propositions très concrètes qu’il ne devrait pas être impossible de mettre en œuvre à relativement court terme. En fait, il y a une parfaite cohérence entre les remises en cause de l’appareil et des concepts militaires français, formulées dans ses deux premiers livres, prises de positions qui furent à l’époque fort critiquées par certains, l’élargissement de sa réflexion à la défense civile qui caractérisait le troisième, Le Nécessaire et l’Inacceptable (dans lequel il avait souligné dès 1991 le danger que pouvait représenter l’emploi d’avions gros-porteurs « suicides »), et celui-ci.
De quoi s’agit-il ?
Après avoir posé le problème dans une courte introduction, avec la fermeté dans le propos que l’on lui connaît : « Être en retard d’une guerre, aujourd’hui comme hier, c’est gaspiller. Gaspiller des sommes monstrueuses pour des moyens dépassés, des conflits du passé. Et gaspiller, c’est priver de moyens indispensables tant notre défense militaire que notre défense civile », il commence cet ouvrage par l’histoire critique des principales idées ou doctrines militaires en France au XXe siècle.
Un long premier chapitre, intitulé « Les doctrines qui tuent », traite successivement de la Première Guerre mondiale et des positions prises par le futur maréchal Pétain contre la doctrine de l’offensive à outrance, puis de la dérive de ces idées entre les deux guerres qui conduisirent droit vers la débâcle de 1940. Ce chapitre est tout à fait passionnant, historiquement parlant, ni trop long, ni trop court, et apprendra sûrement beaucoup de choses au lecteur non-historien. De surcroît, c’est une bonne façon d’introduire la suite de l’ouvrage, traitant plus précisément du contemporain…
Le deuxième chapitre, « Le nucléaire par-dessus tout », lui aussi à caractère historique, rappelle ce qu’Étienne Copel proclame depuis près de vingt ans. Ses fidèles lecteurs, qu’ils approuvent ses théories ou s’y opposent, n’apprendront pas grand-chose. En revanche, pour un lecteur peu ou pas informé dans ce domaine, il est sûrement éclairant, d’autant qu’in fine il actualise sa critique du concept français de dissuasion nucléaire : « Une doctrine figée malgré l’effondrement du bloc soviétique, la réunification de l’Allemagne et l’intégration à l’Otan et à l’Union européenne de la plupart des États ex-communistes » et dénonce « des lois de programmation figées sur un passé dépassé ».
Le suivant, « Quels besoins pour nos armées ? », traite des missions et des capacités des armées françaises, et essentiellement de l’Armée de terre, en Europe, en Afrique, et en interventions lointaines face aux principales menaces non nucléaires (militairement parlant) et non terroristes qui peuvent dorénavant s’exercer contre notre pays. Je ne formulerai à son propos qu’une observation : l’étude des futurs possibles de sécurité (ou d’insécurité) a été mon « fonds de commerce » pendant un certain nombre d’années, et je pense qu’il y a un grand risque à écarter certains de ces futurs possibles par souci de simplification, au motif que leur probabilité d’occurrence semble faible ou nulle.
Le quatrième chapitre est consacré aux « Menaces terroristes nucléaires ». L’un de ses intérêts majeurs – entre autres – est de faire une proposition claire dans un domaine précis : l’enfouissement du cœur des centrales.
Puis l’auteur s’attaque, si j’ose dire, à un thème qui lui est cher depuis quelques années : « Les menaces terroristes sur les sites chimiques ». Il souligne une lacune que la récente suspension du service national a rendue encore plus criante : le défaut de protection des très nombreux points sensibles (ou névralgiques) que compte un grand pays industrialisé comme le nôtre (pas seulement dans le domaine des sites chimiques, d’ailleurs), et l’on trouve en filigrane de son propos, sans qu’elle soit explicitée, une idée que j’ai développée depuis plus de dix ans, jusqu’à présent avec un total insuccès, une « Garde nationale » dont je préconise la création, ce concept ayant été à l’origine largement inspiré des propres réflexions d’Étienne Copel. Il préconise également « d’enterrer les produits toxiques, et de les fractionner s’il y a risque d’explosion », son souhait essentiel étant d’éviter non les attentats terroristes – ce qui est à l’évidence une tâche quasiment irréalisable – mais plutôt les catastrophes qui pourraient en résulter.
Le sixième chapitre « Entre autres menaces » traite d’un certain nombre de domaines critiques de vulnérabilité, principalement du bioterrorisme, mais aussi des barrages, des transports de matières dangereuses, des télécommunications, du risque présenté pour les avions de ligne par les missiles légers, et enfin de celui inhérent aux mortiers et autres lance-roquettes (parfaitement illustré ces derniers mois en Irak à l’encontre des forces de la coalition). Bien que l’auteur écrive en introduction de ce chapitre qu’il ne cherche pas à être exhaustif, il s’agit pourtant là d’un tour d’horizon complet. Il conclut en recommandant de « ne jamais donner de trop belles cibles à l’adversaire ».
Le septième et dernier chapitre, « Questions d’organisations » est fort austère, mais il est bien évidemment indispensable. Il est clair que le général Copel, du fait de sa participation toutes ces dernières années aux travaux du Haut comité français pour la défense civile, était tout particulièrement qualifié pour le rédiger. Ses propositions me semblent marquées du plus parfait bon sens, et une bonne part de ce qu’il préconise ne paraît pas devoir être générateur de dépenses importantes ; mais rien n’est jamais simple dans notre beau et vieux pays !
À la fin de sa longue et ardente conclusion, Étienne Copel écrit : « Préparer des conflits dépassés c’est gaspiller l’argent du contribuable, c’est refuser de faire face aux menaces du jour, c’est donner des cibles à l’adversaire, c’est s’incliner devant la suffisance de doctrinaires impénitents, c’est se coucher devant les moyens financiers d’industriels irresponsables. C’est oublier les réalités les plus aveuglantes. C’est se préparer à des catastrophes aussi dramatiques que prévisibles. C’est assassiner ».
Si je devais formuler un regret, c’est qu’il n’ait pas évoqué, mis à part l’hyper terrorisme, les autres formes possibles d’invasions auxquelles nous sommes désormais confrontés. Après tout, cela lui est peut-être apparu comme hors sujet. Reste qu’il est des invasions autres que guerrières (dans le sens militaire du terme), plus pernicieuses et dont la violence résultante peut ne pas être moindre, à défaut d’être visiblement sanglante : économiques, financières, démographiques, spirituelles, culturelles, etc.
Cela étant, l’on aura compris à la fin de cette note que j’ai beaucoup apprécié Prévenir le pire et que j’en recommande vivement la lecture.
Post-scriptum - En rédigeant cette note de lecture au mois de décembre dernier, je n’avais pas imaginé que moins de trois mois plus tard, une cruelle actualité viendrait souligner la prioritaire nécessité de tout mettre en œuvre pour prévenir le pire.
Même si les événements survenus à Madrid ce funeste matin du jeudi 11 mars 2004 n’avaient pas été explicitement décrits dans l’ouvrage d’Étienne Copel, ils s’inscrivent néanmoins dans l’épouvantable et très large éventail des risques auxquels nous sommes désormais confrontés.
Ils démontrent, s’il en était besoin, que nos gouvernants doivent impérativement penser tous azimuts la sécurité des populations et que dans ce domaine ils doivent faire preuve, les mentalités et l’inventivité des adversaires potentiels étant ce qu’elles sont, tout à la fois d’imagination, de constance et d’opiniâtreté.
« Vaste programme ! » aurait dit un autre général, à la mémoire duquel Étienne et moi restons singulièrement attachés… ♦