Revue des revues
• Foreign Affairs, février 2004 : « États-Unis et Afrique ».
Ce numéro de Foreign Affairs, outre un article de Colin Powell défendant la politique étrangère de l’Administration Bush, moins unilatéraliste qu’il n’y paraîtrait, nous propose un essai très pertinent mais dérangeant sur la menace terroriste en Afrique et sur la réponse américaine telle qu’elle se présente mais aussi telle qu’elle devrait être.
Rédigé par Princeton N. Lyman, ancien ambassadeur en Afrique du Sud, et J. Stephen Morrison, du CSIS, cet article est significatif d’un certain état d’esprit à Washington en cette année électorale et mérite donc d’être analysé ici, alors même que la France et certains de ses partenaires européens ont relancé courageusement leur politique africaine.
En postulat de départ, les auteurs considèrent qu’Al-Qaïda a cherché et poursuit son développement, certes depuis plusieurs années dans la région de la Corne de l’Afrique (Horn of Africa-HOA), mais que d’autres parties dans la zone sahélienne, où des États, en particulier le Nigeria, risquent eux aussi de faire les frais d’un terrorisme islamiste plus ou moins menaçant notamment contre les intérêts américains. À cet égard, si Washington s’est engagé en Afrique de l’Est avec la création d’une force, la CJTF (1) HOA comprenant environ 1 800 hommes basés principalement au camp Lemonnier à Djibouti et dépendant de l’US Centcom (2) installé en Floride, à Tampa, l’article déplore l’absence d’efforts similaires en Afrique de l’Ouest et centrale, alors même que le golfe de Guinée ne cesse de prendre une importance stratégique majeure avec ses abondantes ressources pétrolières.
Il faut souligner que le Nigeria est ainsi présenté comme le pays-clé de cette partie de l’Afrique, ne serait-ce qu’en raison de son poids démographique (134 millions d’habitants). La dégradation des rapports entre les Musulmans au Nord et les Chrétiens au Sud constituerait une menace sérieuse qui irait à l’encontre des efforts menés par le général Obasanjo, chef de l’État mais aussi chrétien, pour moderniser son pays. Curieusement, l’aspect ethnique de ces confrontations que l’on retrouve quasiment dans tous les États de la zone sahélienne n’est pas mentionné ici comme facteur de crise. Il n’est pas sûr que la confrontation islam-christianisme soit la seule raison de l’instabilité actuelle et croissante en Afrique.
Les auteurs réclament une présence accrue de la part des États-Unis et soulignent, à juste titre, l’absence de personnel américain capable de parler l’hausa, la principale langue du Nord-Nigeria. Cette remarque est d’ailleurs à étendre à une grande partie du corps diplomatique mais aussi à la communauté du renseignement qui considèrent que l’anglais suffit la plupart du temps. Cette carence linguistique est d’ailleurs un des obstacles majeurs à une bonne compréhension des problèmes régionaux de la part des autorités américaines. Ce qui est déjà un handicap dans la vie diplomatique classique devient dramatique en cas de crise comme le montre l’Irak où les soldats américains ont les pires difficultés à établir des relations autres que violentes avec les populations locales.
Cette focalisation sur le Nigeria reste toutefois fondée sur une démarche très unilatéraliste et basée plus sur la défense d’éventuels intérêts américains que sur un véritable projet de développement pour les pays d’Afrique. C’est ainsi que les auteurs soulignent à plusieurs reprises que cette partie du continent africain devrait représenter à l’horizon 2015 un quart des approvisionnements pétroliers américains et qu’il est donc nécessaire de garantir la sécurité de cette région.
Grâce aux efforts américains, l’Initiative pour le Sahel (Pan Sahel Initiative) aurait permis de développer et de consolider la démocratie, outre le Nigeria, au Sénégal, au Mali et au Niger. Là encore, le rôle des anciennes puissances coloniales et peut-être aussi les mérites intrinsèques des populations semblent passés sous silence.
Parmi les causes menant au terrorisme, l’absence de réel contrôle de la part des États sur certains de leurs territoires renforcerait l’anarchie générale comme en Afrique centrale. Il y a dès lors collusion entre des entités criminelles et des leaders « voyous » (rogue leaders) parmi lesquels sont cités Charles Taylor, Blaire Compaore, Muammar Al Qaddafi et bien entendu la nébuleuse terroriste Al-Qaïda. Cette dernière organisation rechercherait avant tout des ressources financières à travers le trafic de diamants. Curieusement, ne sont pas
évoquées ici certaines firmes occidentales jouant un rôle très trouble dans l’exploitation intensive des fabuleuses ressources minières de l’Afrique centrale, comme au Zaïre par exemple.
Globalement, la politique américaine en Afrique est perçue comme trop ambivalente, à la suite de la débâcle en Somalie en 1993. L’Administration Clinton n’aurait pas soutenu par la suite avec suffisamment d’efficacité les opérations menées par l’Organisation des Nations unies, que ce soit au Congo ou en République centrafricaine. Paradoxalement, ce n’est pas pour autant que George W. Bush n’a pas su définir une nouvelle politique après le 11 septembre. Les atermoiements de Washington lors de la crise du Liberia en 2003 auraient gravement nui à la crédibilité américaine, alors que le Royaume-Uni au Sierra Leone en 2000 et la France en Côte d’Ivoire depuis 2003 ont su mener de véritables opérations de rétablissement de la paix et éviter le chaos. L’attitude américaine, en fait, favoriserait indirectement l’expansion du terrorisme d’Al-Qaïda dans cette région, pourtant perçue comme stratégique pour les États-Unis.
Cependant, à la suite du voyage du président Bush en juillet 2003 dans plusieurs États africains, un changement serait perceptible avec un intérêt accru pour le continent noir. Les auteurs estiment toutefois que Washington doit d’abord réorganiser son Administration, avec en particulier la création d’une structure de commandement interarmées exclusivement consacrée à l’Afrique à l’instar de Centcom — qui perdrait alors la Corne de l’Afrique — ou de Pacom pour la zone Pacifique. Ils considèrent même que les États-Unis doivent d’abord renforcer leur présence militaire dans la zone sahélienne avant tout.
Cette approche très unilatérale et très axée sur le volet sécuritaire ne peut qu’interpeller les pays de l’Union européenne qui sont engagés durablement au profit de l’Afrique. Il n’est pas sûr en effet que les actions américaines soient toujours très efficaces. Elles peuvent même être contre-productives tant que Washington n’aura pas une politique plus crédible d’aide au développement. Les opérations menées par exemple aujourd’hui par la Belgique au profit du Congo, ou par la France en Côte d’Ivoire ou en Centrafrique sont certainement moins spectaculaires, mais elles contribuent à permettre à certains États africains de retrouver un début de normalité, préalable indispensable au développement économique et social.
Pour une fois, il serait souhaitable que les États-Unis s’appuient davantage sur l’expérience de la « vieille » Europe pour un continent complexe, parfois difficile à comprendre mais dont la stabilité est nécessaire à la paix et à la sécurité du monde. ♦