Lyautey
La biographie d’un homme célèbre, pour peu qu’elle s’éloigne de la louange convenue, partage les lecteurs en deux camps : les uns s’indignent de voir leur héros rapetissé, les autres se réjouissent de découvrir sous les dehors superbes un homme ordinaire, derrière le modèle, un frère. Ce second sentiment est réconfortant. C’est celui auquel Arnaud Teyssier nous conduit.
La personnalité d’Hubert Lyautey est si riche que chacun peut y trouver son content. Il y a en cet homme du de Gaulle pour la hauteur de vues et la lucidité politique ; du de Lattre pour l’orgueil, encore qu’orgueilleux tous deux, il arrive à Lyautey de déplorer le « moi, moi, moi » qui l’obsède ; du Psichari pour la tentation dépressive et le dégoût du siècle. Militaire par choix, Lyautey revendique son « amilitarisme ». Le séjour à Saint-Cyr, où il entre en octobre 1873, lui sera un supplice. L’école tant vénérée est pour lui « une baraque de foire ». La vie de garnison ne le satisfera pas davantage, ni la camaraderie des mess. Peut-être est-ce pour échapper à la sclérose du milieu et pousser ses camarades à s’en abstraire qu’il écrit Du rôle social de l’officier dans le service national ; mais c’est l’action qu’il lui faut, sans laquelle ce tourmenté va périr d’ennui, ou de taedium comme il dit, citant Lucrèce.
Le voici en ses œuvres, où Gallieni sera son maître. En Indochine d’abord où il reçoit, en 1895, le baptême du feu. À Madagascar ensuite, où ce cavalier d’origine deviendra le théoricien de la pacification. « Ce qui compte », écrit-il, « ce n’est pas le repaire que l’on prend, mais le marché qu’on y établira le lendemain » : tout l’esprit de notre Coloniale tient en cette phrase.
C’est au Maroc que le général trouve le théâtre qui lui convient. Chacun sait cela. On mesure pourtant mal la performance militaire qu’il y a, en son premier séjour, accomplie. Débarqué à Casablanca le 14 mai 1912, il est à Fès le 25, où le sultan l’accueille alors que les insurgés attaquent la ville. Deux ans après, c’est la guerre en France et il lui faut, tout en maintenant l’ordre dans un Maroc encore instable, fournir à la métropole les renforts nécessaires : un tour de force !
La tâche militaire, pour première qu’elle soit, n’est que la condition nécessaire à l’action politique. Ce que veut Lyautey, c’est construire une nation moderne. Osera-t-on le comparer à notre Empereur ? L’un et l’autre sont de géniaux touche-à-tout. Ce que l’un ou l’autre touche réussit, et dure. Ainsi, pour Lyautey au Maroc, de l’administration directe-indirecte, miracle de subtilité ; de la réussite urbanistique, subtile aussi dans l’innovation respectueuse de l’art autochtone ; de la gestion délicate des biens habous, de l’éducation, de la santé. Interrompue par le malheureux épisode qui le voit, durant les six premiers mois de 1917, ministre de la Guerre, son œuvre patiente se poursuivra jusqu’en 1925.
Qu’est-ce donc qui fait ainsi marcher Lyautey ? Le souci de la plus grande France ? Point du tout. Le Maroc est pour lui l’occasion de créer une nation telle qu’il voudrait que soit la France. Nullement républicain (« Le pays a commencé à se suicider en 1789… il en meurt, et ce n’est que justice »), haïssant le désordre et la révolution, il ressent pour ses compatriotes « un mépris sans nom ». Le Maroc qu’il construit est le produit de remplacement d’une patrie qui s’abandonne ; il n’est, écrit-il, « qu’une province de mon rêve ». Si détaché qu’il soit de la France et des Français, Lyautey eut pourtant une fidélité inattendue : pour la religion chrétienne et son Église. Amical, respectueux, admiratif à l’égard de l’islam, il ne l’en juge pas moins « en tout notre antipode ». Ainsi marquera-t-il toujours, et jusque sur l’épitaphe qu’il rédigea pour sa dernière demeure, son attachement à la foi de son enfance.
Ah ! L’enfance. Voilà, pour Arnaud Teyssier, la clé et l’explication, toute prosaïque, de l’ardeur de notre Hubert. Le grand homme ne redoute rien tant que l’ennui. Toute sa vie, il chercha à se distraire. « Il garda, jusqu’à sa mort, l’âme d’un enfant ».♦