Pour l'empire du monde - les Américains aux frontières de la Russie et de la Chine
Pierre Biarnes, ancien journaliste du journal Le Monde avant de représenter, au Sénat, les Français vivant à l’étranger, avait déjà écrit, outre un ouvrage de société, deux livres sur l’Afrique noire, et deux sur les États-Unis (dont Le XXIe siècle ne sera pas américain, largement repris ici). Cette fois, il nous livre un ouvrage de quelque 950 pages, intéressant, bourré d’informations culturelles comme un guide de voyage qui incite à suivre les traces de l’auteur, et totalement polémique.
Il s’agit, comme l’indique François Thual dans sa préface, d’une réfutation de la théorie de l’extension mondiale de la domination, volontariste, américaine, telle qu’exprimée dans le Grand échiquier de Zbigniew Brzezinski. La passion qui anime l’auteur lui interdit l’objectivité, d’autant qu’il refuse toute idée d’honnêteté subjective de la part des États-Unis. Le niveau d’attaque du président George W. Bush, entre autres, est absolument véhément. L’auteur, en voltairien qui se croit sagesse suprême, invective aussi toute religion, même si l’islam paraît comparativement épargné. Certains lecteurs pourront peut-être considérer que cette subjectivité renforce le côté humain de l’ouvrage, mais elle diminue la crédibilité des développements.
L’introduction, partant de la victoire de la théorie de containement de Georges Kennan sur la volonté de roll back des faucons, campe le monde de la guerre froide où les alliances du « Monde libre » (Otan, Otase et pacte de Bagdad devenu Cento) ceinturent « l’Empire du mal » du pacte de Varsovie. Le jeu complexe de prise à revers de l’URSS par la Chine en 1972, l’orientation de l’URSS vers l’Inde et les révoltes du Tiers-Monde, sont suivis d’une nouvelle prise à revers, cette fois de la Chine par l’Inde. Les évolutions de la politique américaine y sont l’objet d’une analyse fougueuse et bien enlevée, à quelques inexactitudes près sur l’arsenal stratégique et la défense antimissiles. Les chapitres suivants font le tour géographique des points de friction entre les pays issus de l’ex-URSS, ainsi que des frictions entre eux et les États-Unis, en décrivant un arc qui part de la Baltique, et longe la Russie par le Sud jusqu’aux îles Kouriles.
Les pays baltes sont l’occasion d’un résumé de l’histoire russe, de saint Alexandre Nievski aux Romanov. Après le réveil des nationalismes baltes, en 1850, l’histoire contemporaine apparaît dans l’indépendance apportée par la fin de la guerre, lors des années 1919-1920. Après Munich (2 septembre 1938), puis le pacte Molotov-Ribbentrop (23 août 1939), les événements déclenchent une suite d’atrocités contradictoires, avant un certain apaisement. Le renouveau des nationalismes trouve sa conclusion lors de l’effondrement de l’URSS.
La description de l’Ukraine est l’occasion de quelques outrances (toute l’Ukraine occidentale ne put être totalement nazie), mais le problème de sa bipolarité, et donc d’un possible éclatement, est bien réel. Le sort des juifs fait l’objet d’un chapitre particulier, qui rattache l’Ukraine aux pays baltes comme zones obligatoires de fixation. L‘horreur des pogroms annonce la monstruosité de la solution finale, très appliquée à Lvov. Chaque lecteur pourra juger l’opinion de l’auteur sur les religions.
En ex-Yougoslavie, le risque d’une « grande Albanie », bâtie sur les décombres américains de la Serbie, en commençant par un Kosovo vassalisé et « épuré » de tous les Serbes, les troupes américaines d’occupation servant de refuge aux criminels de l’UCK, est bien décrit comme le prélude à un corridor musulman au service des intérêts américains, démantelant la Serbie mais aussi la Macédoine.
Pour la Turquie, l’historique, qui remonte à la Première Guerre mondiale, contient (note p. 218) une quasi-justification du massacre des Arméniens que l’on n’attendait certes pas ! L’incompatibilité avec l’Europe est clairement détaillée, à partir de l’histoire, depuis l’occupation ottomane, et du rôle particulier de l’armée, à la fois élite, sauvegarde de l’État et patron de conglomérats. L’ambiguïté de la situation religieuse dans ce pays prétendument laïc est soulignée.
Au Proche-Orient, l’incapacité de gouvernement des civils a amené dans les différents pays la montée de mouvements de jeunes officiers nationalistes, dont l’aspiration laïque par opposition aux notables tendait au rapprochement avec Moscou. Égypte, Syrie et Irak illustrent ce processus historique, l’Arabie saoudite étant restée une monarchie peut-être en péril. En Irak, le pronostic d’une fuite de Saddam Hussein vers la Russie avec l’accord tacite des Américains s’est révélé erroné. La question israélo-palestinienne, où l’auteur voit une épuration ethnique, est l’occasion d’un éreintement poussé des dirigeants israéliens. L’Iran permet de rappeler la richesse d’une histoire de trois millénaires. L’auteur, manifestement, hait le dernier shah, qu’il ne veut voir que comme un mégalomane (les fastes de Persépolis n’y sont pas étrangers) et un réactionnaire (malgré la révolution agraire et le partage des terres qu’il a patronnés, mesures paradoxalement parfois néfastes à leurs bénéficiaires) sans peut-être apprécier le poids de la persuasion américaine pour faire accélérer une modernisation déjà trop hâtive pour la population… Le 16 janvier 1979 c’est l’exil du shah, puis l’avènement de la tyrannie islamiste. Dans celle-ci, l’auteur voit (ou feint de voir ?) « le lent apaisement de la révolution islamique », malgré tous les attentats, les crimes et les répressions. Oublierait-il que les institutions « démocratiques » sont doublées d’un arbitre théocratique sans appel ? Les différentes composantes du Caucase doivent être individualisées, même si la tactique de l’ex-URSS était toujours de les réunir dans des entités bâtardes pour mieux les neutraliser. Les Arméniens, chrétiens persécutés par les musulmans, voient dans la Russie un recours et une sauvegarde. Les Azéris, chiites de langue turque, tirent leur richesse du pétrole de Bakou, mais souffrent de la dissidence de la province du Haut-Karabakh, dont les habitants ont réussi une sécession pour rejoindre leurs congénères d’Arménie. Les deux guerres de Tchétchénie sont présentées. Quant à la Géorgie, elle est vulnérable en raison de ses propres conflits internes avec les Abkhazes et les Ossètes, qui justifient le maintien de détachements russes. Toute cette région semble, directement ou par ricochet, suspendue aux décisions pétrolières.
Désormais en Asie centrale, les républiques devenues indépendantes ne parlent plus que la langue de l’ethnie dominante, et l’influence russe est reniée. L’Ouzbékistan, d’Islam Karité, qui se veut même guide spirituel, remet en valeur Timour Lang, et se voit des prétentions hégémoniques. Le Turkménistan de Saparmurad Niyazov, le « Turkmenbachi », se retrouve face à la réalité des compagnies russes après avoir rêvé aux sirènes américaines. Le Kazakhstan, si grand : 2,2 millions de km2, n’abrite que 20 M d’habitants, dont presque moitié de Russes qui, de plus, occupent la partie industrielle, le Nord. Leur sécession et leur rattachement à la Russie forment une menace dont le président, Nursultan Nazarbaev, doit s’accommoder par une politique d’amitié avec le « grand frère ». Il a même dû changer sa capitale Almaty (Alma Ata) pour une position plus au nord : Astana. Le Kirghizistan d’Askar Akaev souffre d’une opposition entre les riches vallées de Bichkek (ex-Frounze), au Nord, avec un Sud plus pauvre, et doit aussi s’aligner sur Moscou. Quant au Tadjikistan, persanophone mais sunnite, il est peuplé de 70 % de Tadjiks qui ne constituent que 30 % de l’ethnie écartelée entre l’Afghanistan et le Xinjiang, pour 25 % d’Ouzbeks qui cherchent la réunification avec leur patrie ethnique. Il vit une quasi-guerre civile malgré une présence russe pacificatrice.
« Comment soumettre une nation », l’Afghanistan, « qui n’existe pas », malgré une communauté de religion, de langues (dari et pashto, toutes deux du groupe iranien), mais qui regroupe une dizaine d’ethnies (dont une majorité pachtoune de 6,5 millions, 4 millions de Tadjiks – autant qu’au Tadjikistan – 3 millions d’Hazaras et bien d’autres encore) ? Voilà qui résume le problème des ethnies, de surplus divisées en clans rivaux. Ni la Conférence d’entente nationale, ni la loya jirga coutumière ne peuvent installer de stabilité dans ce pays, toujours secoué d’attentats, où reviennent l’islamisme, l’arriération et la drogue, même si les compagnies américaines sont attirées par les hydrocarbures…
Des attentats, au Parlement de Srinagar, au Parlement national de New Delhi, à Karachi contre les travailleurs français (attentat qui fait l’objet d’allégations par l’auteur) continuent d’ensanglanter le subcontinent indien à propos du Cachemire. L’avenir est incertain, même si le pronostic, par l’auteur, d’un nouveau succès du parti indien BJP, plus nationaliste que le Congrès, s’est vu contredit par les faits ce début 2004.
En Asie du Sud-Est, les États-Unis avaient levé le pied après le désastre vietnamien, au point de fermer certaines bases. Le Myanmar est victime de dissidences multiples : Karens, Shans, Kachins en particulier. La Chine profite du boycott pour établir des relations commerciales et militaires, obtenant les facilités maritimes et aériennes des deux bases de Sittwe et Mergui et réalisant une station radar longue portée dans les îles Coco. La Malaisie, dont la population malaise s’est installée il y a trois millénaires aux dépens des autochtones, a subi la domination des Anglais, qui l’ont imposée aux Hollandais en échange de la liberté d’action en Indonésie. L’arrivée de Chinois (qui constituent maintenant 27 %) s’est produite à partir du XVe, et surtout au XIXe pour les mines d’étain et les plantations d’hévéa. La surenchère nationaliste et religieuse comme la discrimination à l’égard des minorités, et surtout des Chinois, a entraîné leur séparation politique (et la sécession de Singapour). En Indonésie, l’indépendance, proclamée dès 1945 par Soekarno, n’est effective qu’en novembre 1949. En 1965 l’avènement de Suharto qui se maintient trente ans (l’auteur n’a pas de mots assez durs contre lui) permet le miracle économique. Les émeutes de 1998 inaugurent une période peut-être plus démocratique mais à coup sûr peu réussie. Les problèmes d’un islamisme crapuleux (groupe Abbu Sayyaf), du Timor-Oriental, annexé en 1977 après son abandon par les Portugais de la « révolution des œillets », et d’Aceh (fondamentaliste) se conjuguent aux méfaits de la corruption et de la confusion entre pègre et forces de sécurité intérieure. Le retour en force des Américains est déjà perceptible. Les Philippines forment un archipel de 7 100 îles de 30 000 km2 pour 82 millions d’habitants, principalement catholiques depuis l’arrivée des Espagnols. Trois rébellions coexistent : les Moros musulmans, avec qui existe un cessez-le-feu depuis l’été 2001, les communistes du HUK et les islamistes, dont Abbu Sayyaf créé en 1991 par sécession des Moros. Rien d’étonnant, depuis les attentats de 2001, au retour militaire américain.
Pour traiter de Taïwan, l’auteur fait un parallèle avec les rétrocessions de Hong Kong le 1er juillet 1997, et de Macao le 19 décembre 1999, qu’il croit – ou feint de croire – idéales. La montée d’une volonté d’indépendance se heurte au poids des investissements en République populaire, ainsi que d’une implantation d’un million d’expatriés, investissements devenus des otages.
En Corée du Nord, Kim Il-Sung tenait sa « légitimité » de la résistance contre les Japonais. Sa succession au bénéfice de son fils Kim Jung-Il semble avoir été difficile. L’URSS, implosée, ne fournit plus de pétrole à prix d’amis, et la Chine n’a repris que partiellement le rôle de subventionneur. La Corée cherche un financement dans le « squeeze » par le chantage à la prolifération nucléaire (enrichissement d’uranium et retraitement de plutonium) et à la vente de missiles balistiques à des proliférants. Sa démonstration du Taepo Dong à échelle régionale le 31 août 1998 a été réussie, mais le résultat pourrait en être une posture plus militaire, et même nucléaire, du Japon…
Le problème des Kouriles méridionales renvoie à l’exploration de leur Far-East par les Russes, débouchant sur le Pacifique. Il se trouve que la limite des mers libres de glace passe par le détroit de Nemuro qui sépare le Sud de ces îles du Hokkaïdo japonais. L’alignement japonais sur les États-Unis rend impossible aux Russes de laisser leur flotte d’Orient soumise à un blocage possible.
Comme le montre ce rapide survol de l’ouvrage, le sujet est bien plus l’encyclopédie stratégique du pourtour de la Russie que l’exposé de la volonté américaine de domination « pour l’empire du monde », même si celle-ci est dénoncée à chaque occasion. Chaque partie se voulant autonome, il en résulte quelques répétitions, surtout dans les présentations historiques, mais cette redondance est aisément pardonnée pour la richesse d’anecdotes qu’elle permet. Il n’y a pas de conclusion, le lecteur étant renvoyé à l’introduction comme il l’est parfois, au fil du texte, à des chapitres antérieurs et postérieurs. De nombreuses cartes, souvent intéressantes, parfois redondantes comme les développements communs à plusieurs chapitres, assistent le lecteur. L’index renvoie aux noms propres des personnages cités. La vérification (partielle) des faits et des dates ne fait pas apparaître d’erreur notable, mais l’examen des interprétations de l’auteur montre que celles-ci sont extrêmement tendancieuses. L’auteur ayant terminé son ouvrage avant la seconde guerre du golfe, certains de ses pronostics se sont déjà révélés faux – comme ceux de bien d’autres experts.
La dénonciation par ce livre de certaines contre-vérités ressassées par les médias dans le grand mouvement de désinformation, est très salutaire : à chacun d’en tirer ses leçons. Le survol de l’histoire de tous ces peuples, souvent depuis des temps fort anciens, met en évidence les lacunes de l’enseignement de l’histoire. Il est dommage que des vulgarités et des trivialités trop fréquentes entachent la qualité de l’œuvre. Aux invectives près, qui en abaissent le ton, la lecture en est plaisante pour qui veut bien accepter une présentation un peu trop journalistique, mais d’une érudition certaine. En résumé, cet ouvrage est riche et peut être instructif, en (re)mettant en mémoire un cadre historicogéographique détaillé, à condition de garder en tête les partis pris de l’auteur. ♦