Al-Qaïda contre le capitalisme
Émile H. Malet l’avoue sans ambages, il a écrit cet essai parce qu’il ne comprenait pas « l’attitude de la France et d’une partie de l’Europe dans leur opposition frontale à l’élimination de Saddam Hussein » et qu’il ne supportait pas davantage « le zèle débridé des États-Unis de George W. Bush, dont les conséquences pourraient finir par se révéler catastrophiques ».
En réalité, ce cri de colère n’est pas né du dernier avatar de la guerre entre Orient et Occident. Il est le fruit d’une réflexion mûrie au rythme des publications de la revue Passages, fondée par Émile H. Malet voici bientôt vingt ans, et dont les thèmes s’ordonnent au gré de l’actualité, mais selon une ligne qui les fait constamment s’entrecroiser, à l’image du présent essai.
Par une formule choc, Al-Qaïda contre le capitalisme, Émile H. Malet plante le décor d’une mondialisation dont le tragique lui paraît l’emporter, et de loin, sur les vertus dont on la pare volontiers. Et sur la scène d’un monde « durablement diabolisé à la fois par un terrorisme d’inspiration islamiste au spectre planétaire… et par une économie de marché toujours plus mondialisée et terriblement opérationnelle, mais socialement déficiente » se mesurent du regard, quand ils ne se perdent pas en des débats inégaux, deux acteurs majeurs, les États-Unis et l’Europe, « les fougueux et les modérés ».
Capitalisme, terrorisme, États-Unis, Europe : tels sont les personnages du drame dont cet essai s’attache à dénouer les fils en rêvant d’un « tissage nouveau » entre fougueux et modérés.
Prenant à témoin Freud, Marx, Aron, Lacan, l’auteur dresse le tableau d’un capitalisme asocial et sans valeur, aux couleurs d’un unilatéralisme libéral contrôlé mais non maîtrisé par la puissance américaine, et qui court immanquablement à sa perte s’il persiste à ignorer l’existence et le développement de « l’autre ». Les perspectives ouvertes par les apôtres (et les illusionnistes) du développement durable permettront-elles d’éviter que ne s’affrontent en une guerre durable le monde industrialisé et les milliards de laissés-pour-compte d’une mondialisation sans pilote ?
Quant à l’Europe, si prompte à vanter son modèle social, elle ne sortira pas indemne de la crise dans laquelle la précipiterait l’aggravation du clivage entre performance économique et intégration sociale. Émile H. Malet n’a pas de mots assez durs pour condamner les « exhibitionnismes minoritaires », à l’origine d’un délitement de l’autorité politique et de l’apparition d’un « souverainisme social », pendant égoïste et national de la mondialisation. Cette crise du « vivre ensemble » porte en germe une perte d’influence intellectuelle et politique de l’Europe.
L’hyperpuissance américaine se porte-t-elle mieux ? Qu’en est-il du rêve américain ? Constatant un échec de toutes les tentatives de réformes sociales, Émile H. Malet discerne là aussi un recul grave de la démocratie représentative, au profit des minorités, « des ligueurs, des sondeurs, des lobbyistes, des collecteurs de fonds », déclin du politique que compense cependant l’affirmation très consensuelle de la puissance américaine sur la scène internationale. Ni despotique, ni totalitaire, mais sans partage, cette domination a « pour objectif stratégique de vaincre les ennemis et de contrôler les alliés. ».
Vaincre les ennemis. L’actualité est là, qui met sous le feu des projecteurs un monde arabe et musulman, secoué par l’irruption des « nouveaux assassins » sur le devant de la scène, le 11 septembre 2001. À ce point de sa réflexion, Émile H. Malet ne peut pas ne pas s’arrêter sur le sort particulier d’Israël et de l’Algérie, deux pays qui lui sont proches « par la culture et l’histoire », mais qui s’ignorent. Avec émotion, mais lucidité, il instruit, à charge et à décharge, le procès d’un État d’Israël, démocratie assiégée dont les réussites forcent l’admiration, mais dont le ratage politique, consacré par une « classe politique banalement navrante, peu inventive et provinciale », menace la cohésion sociale d’un peuple « à l’extrême fragmentation ». Pourtant, dans l’âpreté du conflit israélo-palestinien, entre le « tout ou rien des colonies » et « le tout ou rien des réfugiés », Émile H. Malet croit discerner une aspiration palestinienne à une indépendance qui n’entraînerait pas de rupture des liens économiques avec Israël. Pourquoi pas ce grand marché commun, dont l’idée est défendue par Shimon Peres, qui permettrait à l’ensemble du Proche-Orient de sortir par le haut d’une inextricable situation et de constituer ainsi « une chance pour la mondialisation » ?
À condition toutefois que l’irruption du religieux dans l’affrontement Orient-Occident ne rende pas tout compromis impossible. Car « le terrorisme ne se comprend pas, il se condamne ». La lutte contre un terrorisme qui se veut planétaire exige des démocraties une réponse à la fois militaire, économique, culturelle et politique. Mais dans ce combat impitoyable, Émile H. Malet craint une « diabolisation confuse et indistincte de la mondialisation, de l’Amérique et d’Israël », à l’origine selon lui de l’exacerbation d’un antiaméricanisme idéologique allant de pair avec la montée des violences antisémites. La thèse est-elle excessive ? Qu’il y ait d’occasionnelles corrélations entre antimondialisme, pacifisme, antisionisme et antiaméricanisme ne peut être nié. Je ne pense pas cependant que notre auteur irait jusqu’à soutenir, comme d’autres s’y sont risqués, que la destruction des Twin Towers était d’abord un acte antisémite. Reste sa conviction (comment ne pas y adhérer ?) que la « benladisation » du monde musulman est l’œuvre d’une génération perdue et qu’il y a tout à parier sur un aggiornamento culturel du monde arabe modéré. Aux élites arabes, en Algérie comme ailleurs, de proscrire l’anachronisme du djihad et de faire ainsi tomber les murs de la « prison islamique ».
Qu’en est-il de l’Europe dans ces affrontements sur fond de mondialisation ? Émile H. Malet ausculte sans complaisance une Europe sans boussole, en quête d’une identité qui se dérobe, tant demeure lourd le poids d’une histoire aussi riche que violente. Après le communisme et le fascisme, n’a-t-elle pas dans son arrière-cour balkanique, inventé un fascisme de type nouveau, l’épuration ethnique ? Et la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme ne sont-ils que de lointains souvenirs dans l’Europe des 25 ?
Émile H. Malet réserve ses accents les plus durs à la volonté européenne de déclarer la guerre hors la loi, alors même que depuis la fin de la guerre froide, le monde n’a jamais été aussi violent. Et d’appeler Pascal à la rescousse : « il est vain d’opposer le droit à la force ; sans la force, le droit est impuissant ». Il y aurait, particulièrement chez les intellectuels français, comme une permanence du syndrome munichois. Or, on ne combat pas la guerre en interdisant la guerre.
J’avoue ne pas partager en tous ses termes – une fois n’est pas coutume – le procès ainsi instruit contre le « pacifisme » européen. Il me semble faire confusion entre deux concepts de la paix. Dans une Europe en permanente ébullition durant des siècles, la paix ne fut jamais qu’un moyen de mettre fin à une guerre… en attendant la suivante. La paix qu’ambitionnaient d’établir les pères fondateurs de l’unité européenne, au sortir de deux guerres mondiales dont l’Europe portait l’entière responsabilité, était tout au contraire un engagement fermement exprimé d’exclure désormais la guerre comme moyen de règlement des conflits entre États européens. La paix passait ainsi du statut d’accident de l’histoire à celui de valeur de référence de l’unité européenne. Mais les pays européens ne se sont jamais interdit, au cours des cinquante dernières années, lorsque la sauvegarde ou le rétablissement de la paix l’exigeait, d’engager leurs forces partout sur la planète.
Je ne doute pas d’avoir quelque peu trahi la pensée de son auteur en tentant de compacter en quelques paragraphes un livre foisonnant, qui met fréquemment le doigt là où cela fait mal mais se garde de toute désespérance. Que Jérusalem et Alger, chers au cœur d’Émile H. Malet, finissent par « se reconnaître » dans une Méditerranée apaisée ; et que l’Amérique et l’Europe, les fougueux et les modérés, se retrouvent pour traiter les grandes causes du désordre mondial, un terrorisme international sur fond de guerres de religion, le déclin des institutions internationales, la crise du capitalisme industriel, la prolifération des armes de destruction massive ; et le « ménage de la planète » redeviendra une grande ambition. ♦