L'Odyssée américaine
Suite attendue de J’ai vu finir le monde ancien (1), L’Odyssée américaine d’Alexandre Adler ne pouvait pas décevoir ; et les lecteurs n’ont pas été déçus. Écrit avant la réélection de George Bush, l’ouvrage jette un éclairage personnel et brillant non seulement sur la question américaine, mais également sur le monde qui lui sert de matrice. Il présente donc un double intérêt, en proposant une grille de lecture globale des événements internationaux dont le sens échappe souvent aux nombreux visionnaires autoproclamés du monde ancien, et en écornant le monopole des thuriféraires bien pensants de l’antiaméricanisme, par l’intelligence du propos.
Ce livre appartient en effet aux trop rares tentatives (2) d’enrayer l’inexorable marée des logorrhées du parti des anti dont la mue en alter n’altère en rien la nature totalisante de la rhétorique. En ce sens, il est courageux, rafraîchissant, nécessaire. Reflétant la culture encyclopédique de son auteur, il transporte le lecteur dans l’espace et le temps, dans une odyssée dont l’issue s’esquisse au gré des hypothèses avancées. Trop corrosif pour être indiscutable dirons certains, cet essai gentiment iconoclaste bouscule le conformisme conservateur des néo-marxistes et autres born again des illusions perdues du siècle dernier.
L’Amérique serait ainsi au seuil d’un nouveau cycle de son histoire, et constituerait l’un des six pôles de puissance qui formeraient un nouveau concert des nations au sens renouvelé, autorisant un nouvel équilibre westphalien cher au docteur Kissinger. Contrairement à ce dernier, Alexandre Adler n’inclut pas dans ce club fermé la Russie : États-Unis, Europe, Amérique latine, monde arabe, ensemble irano-turc et Chine sont ou seront les puissances d’un monde multipolaire autour desquelles évolueraient ceux qui, dans des « espaces intermédiaires », auront vocation à constituer des satellites des premières. À terme, la Russie pourrait devenir le partenaire stratégique des États-Unis, rôle qu’elle tint successivement auprès de la Grande-Bretagne puis de la France aux siècles derniers. Ce monde n’est en outre pas celui d’Huntington (3), car il n’est pas nécessairement conflictuel. Si l’équilibre supposé n’est peut-être pas optimal, au sens de Pareto, l’univers décrit n’est pas un jeu à somme nulle. Le jeu des interdépendances est renforcé par les gains mutuels attendus. Ricardo et Smith ont donc eu raison, la mondialisation n’est pas forcément malheureuse (4).
Ce monde à six pôles est néanmoins menacé par une zone sismique à l’instabilité chronique : le Moyen-Orient, incapable de se débarrasser de ses chimères, séduit par l’autocratie – sublimée d’un passé mythifié ou importée d’une Europe honnie car dominatrice – et qui s’abandonne peu à peu à la xénophobie par refus de toute altérité. Face à ce constat d’échec, et malgré le partenariat contre-nature entre la plus ancienne des républiques et le pouvoir wahhabite depuis 1945, un renversement d’alliance se dessine, Washington et Téhéran jetant, sans le dire, les bases d’une nouvelle idylle. Ici réside certainement l’une des pistes les plus intéressantes du livre. Le rapprochement américano-iranien, qu’Adler annonce autant qu’il l’espère, préfigure le retour de la Perse sur la scène moyen-orientale, d’une Perse humiliée par les Arabes avec la disparition de l’Empire sassanide. S’appuyant sur une Turquie hostile aux outrances salafistes, l’Iran chiite, allié de facto des États-Unis avant de l’être de jure, rejette le califat sunnite renaissant à la périphérie du jeu des puissances en le contraignant à vaincre l’islamisme, avatar local du totalitarisme, par l’effet repoussoir qu’il suscite inexorablement chez ceux qui le subissent. Les mirages de l’économie de rente finiront par s’estomper, renvoyant les cités du golfe au modernisme éphémère, aux sables du désert, abandonnant des populations frustrées aux hallucinations entretenues par des satrapes obtus. Si rien ne change, le chemin est tracé. L’axe irano-turc apparaît donc comme un retour prometteur au passé, la chute des Abbassides ayant précédé la renaissance perse des Safavides, et l’irrésistible poussée des Turcs, seljoukides puis ottomans déjà séduits par l’Occident. L’antique route de la soie et l’Asie centrale deviennent alors la nouvelle ligne de force vecteur de modernité, l’artère des échanges entre pôles de puissance. De ce Great game prometteur, l’Europe peut-elle se permettre de rester spectatrice, alors même qu’elle « a une partie magnifique à jouer en Asie centrale et la possibilité de le faire » (5) ?
À l’axe précité, pourraient se joindre l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Chili et Israël pour constituer avec l’ensemble nord-américain en gestation une communauté d’intérêts qui préfigure la puissance régionale élargie des États-Unis. L’intégration de la première puissance mondiale avec ses voisins les plus proches est déjà à un stade avancé. Si le rapprochement n’est pas d’ordre institutionnel, Adler envisage une dollarisation progressive de la région, avec éventuellement un système monétaire unique dont la politique serait du ressort d’une seule banque centrale. Cette zone monétaire optimale, pour reprendre la terminologie de Mundell (6), reste cependant soumise à de nombreux aléas – qu’Adler ignore peut-être rapidement – en raison de sa forte vulnérabilité aux chocs asymétriques notamment, et en raison également de l’absence d’institutions collectives qui seraient responsables des politiques budgétaires et fiscales. Néanmoins, la réussite de l’UEM n’interdit pas de croire en d’autres tentatives d’intégration par la monnaie.
L’évocation d’un Empire américain n’a donc pas de réel fondement. S’appuyant sur quelques alliées fiables, défendant des intérêts régionaux limités, les États-Unis n’ont pas d’ambition planétaire, si ce n’est que de susciter l’émergence d’une pax americana par la généralisation d’une démocratie de marché certes critiquable, mais sans réel concurrent crédible. Au contraire, on assiste depuis 1945 à une rétraction des positions américaines, comme l’atteste le reproche de désengagement ou d’isolationnisme égoïste, qui émaille curieusement la dialectique de l’imperium démonologique américain. Oscillant entre idéalisme et réalisme, la diplomatie des États-Unis n’est pas celle d’un empire, en raison justement de ses nombreuses maladresses. L’outil militaire, capable d’emporter la décision, éprouve quelques difficultés à pérenniser la victoire par la force. Fondé sur des principes républicains, le pouvoir américain s’est toujours montré hostile au système colonial, et s’est toujours désengagé lorsque les États qui hébergeaient des troupes américaines souhaitaient leur départ. En réalité, comme le précise Alexandre Adler, on désigne par empire l’augmentation de la puissance arbitrale des États-Unis, seul exemple dans l’histoire d’un imperium non désiré. Il n’en est donc pas un. Sa force, il la tient de l’attractivité de sa société, du rayonnement de ses think tanks et de la variété de ses penseurs qui le protègent du conformisme intellectuel des élites européennes, de la captation des savoirs hérités d’Europe.
« Les vieillards aiment à donner de bons préceptes pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples ». Cette maxime de La Rochefoucauld illustre parfaitement la vision que la puissance américaine peut offrir d’elle-même à ceux qui tentèrent naguère de jouer un rôle analogue. Puissance par défaut et souvent malgré elle, suscitant l’arrogance d’une société jeune et en expansion, fascination ou rejet chez les autres, attitudes souvent dictée par l’ignorance réciproque. Il est évident que l’homme n’a pas foi en ce dont il n’a pas connaissance (7). Espérons que ce livre contribuera à éclairer les esprits, préalable indispensable à une meilleure compréhension du monde, qui seule peu éviter le retour des vieux démons. ♦
(1) Alexandre Adler : J’ai vu finir le monde ancien ; Grasset, 2002.
(2) Défense Nationale, juin 2003, bibliographie sur L’obsession anti-américaine de Jean-François Revel par François Goguenheim, p. 203.
(3) Samuel Huntington : Le choc des civilisations ; Odile Jacob, 1997. Précisons que la thèse défendue est trop souvent caricaturée par ceux qui refusent, a priori, l’idée même d’intérêts non convergents entre civilisations, ce que l’histoire a cependant maintes fois démontré.
(4) Si le PIB des États-Unis est passé 52 % du PIB mondial en 1949 à « seulement » 36 % actuellement, cela ne signifie nullement un déclin américain, mais un enrichissement du reste du monde, dont la cause première reste, et restera encore pour un temps indéterminé, le dynamisme économique scientifique et technique des États-Unis.
(5) Jean-Paul Roux : L’Asie centrale - Histoire et civilisations ; Fayard 1991.
(6) R.A. Mundell : « A theory of Optimum Currency Areas », 1961, American Economic Review, 51.
(7) Nahmanide : La dispute de Barcelone ; Verdier, 1984.