Gendarmerie et sécurité intérieure - Malaise… à propose de Malaise dans la Gendarmerie
Longtemps appréhendée, pour paraphraser Auguste Comte, comme un objet d’admiration ou de critique, la gendarmerie fait pratiquement partie aujourd’hui des domaines d’observation du sociologue, de l’historien et ou du politologue. Sa place dans l’édification de l’appareil administratif, son implication dans la fonction de régulation sociale et les politiques de sécurité, ses représentations et ses caractéristiques organisationnelles ont donné lieu, ces dernières années, à différents travaux universitaires. Les recherches historiques développées à l’initiative de Jean-Noël Luc ont ainsi permis d’accumuler de précieux matériaux afin de saisir, dans sa continuité et sa singularité, cette institution militaro-policière (1).
Ce souci de faire progresser la connaissance objective d’un fait social longtemps abandonné à l’historiographie officielle, au sens commun et aux récits journalistiques, conduit naturellement à accueillir avec une sincère bienveillance les travaux publiés, pour peu que ces derniers puissent être rattachés, avec leurs apports et leurs limites, à ce mouvement encore embryonnaire et modeste. Aussi est-on d’emblée enclin à se réjouir de la publication récente d’un ouvrage intitulé Malaise dans la gendarmerie (2).
Pour autant, dès les premières pages, le lecteur est assez rapidement gagné par un sentiment de perplexité, pour ne pas dire de malaise. Non pas qu’il ne trouve pas dans les pages de ce petit livre de nombreuses données factuelles sur les mobilisations collectives qu’a connues la Gendarmerie en décembre 2001 ; les auteurs retraçant les étapes ayant conduit les gendarmes en colère à se rendre en cortège, on s’en souvient, à Cintegabelle et aux abords des Champs-Élysées. À partir d’illustrations puisées dans les épisodes de la résistance durant l’Occupation, de la torture en Algérie ou encore des barricades de mai 1968, Florence Samson et Jean-Yves Fontaine défendent l’idée selon laquelle « les gendarmes ont toujours été à cheval sur la frontière qui sépare l’ordre et le désordre » (p. 48), leur rigueur au service de la loi et de l’ordre cohabitant, à travers les époques, avec un penchant généralement dissimulé à la contestation qui avait amené Napoléon à parler à leur propos d’« esprit vaurien ». Le gendarme manifestant de décembre 2001 aurait exprimé dans la rue un « malaise collectif » appréhendé par les auteurs comme « une donnée institutionnelle et un fondement de l’action et de l’existence même de la gendarmerie » (p. 49). Pour expliquer alors, conjoncturellement, ce passage à l’acte revendicatif, trois
raisons sont avancées pêle-mêle : « l’absence de démocratie au sein des organes de concertation » (qui ne leur a pas permis de s’opposer à la mobilité obligatoire pour les sous-officiers), « la judiciarisation accompagnant l’abandon du principe brigade » et « l’abandon de la surveillance générale » (p. 84).
Le livre se présente, en fait, comme un essai sur les évolutions récentes de la gendarmerie, mobilisant de manière sélective quelques travaux de recherche. Les investigations manifestement menées par les auteurs ne font pas l’objet, il est vrai, d’une présentation même sommaire, ce qui rend problématique, en l’absence de précisions sur leurs conditions de production, l’exploitation systématique des développements. À maints égards, Malaise dans la gendarmerie peut également être reçu comme un témoignage, recourant à l’occasion à l’apologie (de l’institution) et à la critique (de ses dirigeants), ce à quoi invitent d’ailleurs ses auteurs (une épouse de gendarme investie dans le mouvement associatif et un ancien officier de gendarmerie reconverti à la recherche sociologique), qui, selon leurs propres termes, « sont restés profondément solidaires de la gendarmerie, collectivité affective à laquelle ils ne sont pas seulement attachés par la curiosité ou le simple intérêt intellectuel dont ils ont voulu ici apporter la preuve, mais parce qu’ils ont consacré et consacrent encore leur vie et celle de leur famille au service de cette Arme » (p. 19).
Sur un plan particulier, le livre pose de vraies questions, sans vraiment y apporter des réponses détaillées et convaincantes. Les manifestations de décembre 2001 ont-elles fait l’objet d’une préparation minutieuse ? (p. 37) Quelle a été le niveau d’adhésion des officiers au mouvement ? (p. 45) Quelle est l’influence des femmes de gendarmes dans cette action revendicative, et plus largement, dans les mutations socioculturelles de la communauté gendarmique ? (p. 91). Dans leur tentative d’explication des raisons pour lesquelles le gendarme est passé, en somme, de l’autre côté de la barricade, les auteurs ne parviennent pas, malgré quelques emprunts conceptuels et intuitions, à proposer une grille d’analyse intégrant les dimensions gendarmiques et sociétales, institutionnelles et individuelles.
Les manifestations de décembre 2001 ne sont, en réalité, que le prolongement, la réplique, au sens sismique du terme, de la fronde épistolière de l’été 1989, sur laquelle Malaise dans la gendarmerie n’apporte guère d’éléments novateurs. Dans les deux cas, le conflit social porté sur la place publique n’est que la conséquence tangible d’un phénomène plus global de crise structurelle et chronique, produite par le changement social. Au cours des dernières décennies, les mutations de la gendarmerie se sont opérées par la conjonction de logiques d’évolution contradictoires, intervenant sous la pression de facteurs externes comme le progrès technique, la modification du cadre normatif, l’évolution de la délinquance, la réorganisation de la sécurité intérieure et de la défense nationale ; mais aussi internes comme l’adoption de nouvelles doctrines d’emploi et la prise en compte des aspirations au mieux vivre du personnel. Ces mouvements antinomiques, qui provoquent incertitudes et résistances, tensions et oppositions, susceptibles de se traduire par des malaises et conflits sociaux, peuvent être appréhendés comme autant de dilemmes se posant à l’institution : polyvalence-spécialisation, militarisation-policiarisation, territorialité-rationalité, atypisme-banalisation. La Gendarmerie se trouve, en effet, écartelée entre, d’une part, une démarche traditionnelle mettant l’accent sur la préservation de son caractère généraliste, de sa dimension militaire, de son maillage territorial et de son particularisme culturel ; et d’autre part, une conception plus moderniste insistant sur la nécessité de la spécialisation, de la montée en puissance de l’activité policière, du redéploiement territorial et de la prise en compte des aspirations (individualistes) de moins en moins spécifiques de son personnel.
Par leurs lettres anonymes et leurs manifestations, les gendarmes en ont appelé à l’opinion publique et aux gouvernants afin d’obtenir satisfaction à leurs revendications, pour l’essentiel matérielles et salariales, en s’engageant dans une action contestatrice (corporatiste), limitée dans le temps, soigneusement contrôlée (n’ayant donné lieu quasiment à aucun débordement et effet dommageable sur le service), portée par une minorité agissante assurée toutefois du soutien de la majorité silencieuse, voire d’une partie de la hiérarchie.
Le coup de colère des gendarmes, durant l’été 1989 comme en décembre 2001, s’explique alors par la survenance de phénomènes agissant comme autant d’étincelles, de catalyseurs d’un mécontentement profond jusque-là contenu, en relation avec les évolutions et les inerties institutionnelles ; le tout sur fond de développement de la question sécuritaire dans la société française : sans être exhaustif, la tragédie d’Ouvéa et les déclarations maladroites d’un ministre de la Défense en 1989 ; l’affaire des « paillotes », les tentatives de réforme de la carte policière et la question de la mobilité obligatoire des sous-officiers en 2001.
La réponse de la direction générale de la gendarmerie présente également de grandes similitudes à l’occasion de ces deux épisodes : en fait, le conflit social a accouché de politiques de modernisation, tous azimuts et réactives, concrètes et opportunistes, en matière à la fois d’équipements (véhicules, informatique et bureautique, police technique et scientifique, uniformes, moyens de protection…), de structures (centres opérationnels gendarmerie, sectorisation, communautés de brigades…) et de conditions de travail et de rémunération (quartiers libres, instances de concertation, réduction du temps de travail, revalorisations salariales…).
Il ne s’agit donc pas, comme le prétendent les auteurs, d’une conversion consciente à l’idéologie, au dogme, voire au « vent frais » de la modernité, servie par une sophistication technique, appuyée par des méthodes de management, relayée par des chercheurs complaisants et des colloques d’autocélébration, prolongée depuis peu par la diffusion de la « culture du résultat », le tout afin officiellement de « sauver l’institution » et insidieusement de promouvoir une « modernisation antisociale », c’est-à-dire établissant un « rideau de fumée » afin « de laisser croire que tout était réglé et que la gendarmerie était dorénavant bien ancrée dans la modernité » (p. 80). Plus prosaïquement, les initiatives et mesures mises en œuvre, depuis la fin des années 80, par le commandement s’analysent plutôt comme un pilotage du changement social largement dicté par les circonstances, qui s’efforce, à partir des impulsions politiques, des connaissances disponibles et des contraintes budgétaires, de faire se mouvoir l’institution et son personnel dans un environnement hautement complexe et évolutif. ♦
(1) Cf. Jean-Noël Luc (dir.) : Gendarmerie, État et Société au XIXe siècle, Publications de la Sorbonne, Paris, 2002 ; Histoire de la Maréchaussée et de la Gendarmerie. Guide de recherche, Service historique de la Gendarmerie nationale, Paris, 2005.
(2) Florence Samson et Jean-Yves Fontaine : Malaise dans la gendarmerie, Puf, « Sciences sociales et sociétés », Paris, 2005, 168 pages, préface de Michel Rocard.