Extraits des débats organisés à l’Assemblée nationale le 12 juillet 2005 par le Cercle Stratégia qui recevait M. Alain Lamassoure sous la présidence de Mme Valérie Pecresse.
Après le référendum, quelles perspectives pour l'Europe ?
Introduction de Valérie Pécresse
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Qu’avons-nous fait pour que le « non » l’emporte ? Je crois qu’il est nécessaire d’avoir une réflexion préalable sur le passé, sur l’attitude que nous avons eue à l’égard de l’Europe, et sur la façon dont nous avons créé un climat de désamour entre les Français et l’Europe.
Depuis trente ans, nous avons souvent fait assumer à l’Europe des décisions impopulaires que nous, politiques, aurions dû assumer pleinement. On a quelque peu reporté sur l’Europe la responsabilité du changement et des difficultés qui l’accompagnent toujours ; je pense ainsi à la modernisation du service public, au passage à l’euro…
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Je pense également que la question de l’élargissement n’a pas été suffisamment expliquée aux Français. Cette question de l’entrée de nouveaux pays, qui a été préalable à la Constitution, a peut-être été une erreur stratégique. Sommes-nous allés trop vite sur l’élargissement des frontières sans suffisamment faire la pédagogie de cet élargissement ? N’a-t-on pas là également une explication au « non » au référendum ?
Enfin, troisième question que je me suis posée au lendemain de cette défaite : la France s’est-elle vraiment approprié l’Europe ? Sommes-nous suffisamment présents dans les institutions européennes ? Sommes-nous suffisamment influents au sein de l’Europe ? Celle-ci ne se construit-elle pas finalement un peu en dehors de nous, en dehors de nos valeurs ?… N’est-ce pas notre impuissance à peser sur les décisions de Bruxelles et à nous approprier les processus bruxellois qui est perçue par les Français ?
La France est-elle affaiblie aujourd’hui, et durablement affaiblie, en Europe par le « non » et comment peut-elle lutter pour surmonter cet affaiblissement ? Comment relancer le processus européen qui est aujourd’hui complètement en panne, comment relancer le mécanisme de modernisation des institutions européennes ? Que fait-on sur l’élargissement ? Le poursuit-on ou l’arrête-on ? Que faire en matière économique ? On voit bien que l’euro et les problèmes de politique économique ont aussi été au cœur de la campagne ; au cœur du « non » français il y a la crainte du libéralisme, mais le « non » néerlandais est un « non » au passage à l’euro, à la vie chère, aux dérapages, etc.
Comment faire pour que les Français aiment à nouveau l’Europe ? Pour qu’ils se réapproprient le processus européen ?
Exposé d’Alain Lamassoure
État des lieux
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Un premier élément de l’état des lieux sur lequel je souhaiterais insister : certes, le « non » du 29 mai est un revers très grave pour tous ceux qui sont attachés à la construction européenne, avec des conséquences plus importantes que ce que l’on pouvait prévoir avant ; mais dans une perspective de long terme historique, ce n’est pas un résultat humiliant. Il faut bien voir qu’avec la construction européenne, nous ambitionnons d’inventer une organisation politique nouvelle, aussi novatrice dans l’ordre des relations internationales qu’a pu l’être, il y a quelques siècles, l’apparition de l’État-nation ; une formule politique tout à fait nouvelle. Il a fallu, en France et dans la plupart des pays voisins, trois siècles pour bâtir l’État-nation. Il a fallu deux siècles pour stabiliser la République française. Nous dire qu’il nous faudra plusieurs dizaines d’années pour construire l’Europe, avec par moments des crises identiques à celle que nous vivons, n’est ni anormal, ni humiliant. J’ajoute que le recours au référendum dans un assez grand nombre de pays pour ratifier le Traité constitutionnel était un risque délibérément pris et assumé. L’analyse qui avait été faite, au sein de la Convention d’abord, puis entre les chefs d’État et de gouvernements ensuite, est que nous arrivions à un stade de la construction européenne avec désormais une Union qui rassemblait quasiment tous les pays du continent et, après un demi-siècle d’expérience, où nous avions une idée assez précise de la répartition des tâches idéales entre l’Union et les pays membres. Nous arrivions donc à un stade où il n’était plus possible d’avancer sans la participation des citoyens.
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C’était la première rencontre historique de l’Union européenne avec ses citoyens auxquels on donnait le dernier mot (…) cela comportait des risques. Le « non » n’est donc pas un échec humiliant.
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En revanche, amplifié par le vote néerlandais quelque temps après, le vote français a déclenché une crise dont les conséquences peuvent être plus graves que ce que l’on pouvait prévoir.
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La France a voulu se protéger contre la concurrence, contre le monde extérieur, et a montré qu’elle avait peur. (… ) Un pays qui exprime ses peurs et dont l’addition de celles-ci dépasse 50 %, alors que jusque-là il a été à la tête de la construction européenne et demeure la quatrième puissance industrielle du monde, est un pays qui se dévalue lui-même.
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Le regard que portent sur nous nos partenaires a changé.
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Au-delà de l’élan cassé, il y a un risque de retour en arrière, …(de) remettre en cause le pacte de stabilité, l’union monétaire…
Si ce risque paraît un peu stoppé, en revanche existe un péril considérable de repli sur le niveau national, tant des dirigeants que des opinions publiques, et ce pour une raison très simple. Comme on est maintenant bloqué avec le Traité de Nice, et que l’on vérifie mois après mois qu’il ne permet pas de travailler efficacement et démocratiquement dans une Europe à vingt-cinq, l’Union européenne va continuer à donner le spectacle d’une machine qui fonctionne mal. Comme les problèmes n’attendent pas, les dirigeants vont naturellement essayer de les régler au niveau national, et l’opinion publique risque d’être confortée dans le vote négatif en vérifiant que l’Union ne fonctionne pas et qu’il est préférable de se concentrer sur les problèmes sérieux au niveau national.
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À partir de ce bilan, que peut-on faire ?
Il faut bien réaliser que le projet de constitution tel qu’il a été soumis aux Français est mort. Qu’un plan B est inimaginable. Plus personne n’en parle d’ailleurs. (…) Vous ne pouvez plus modifier ou faire une proposition nouvelle dans les mêmes domaines sans vous adresser au peuple. Tout nouveau traité, qu’il se nomme constitutionnel ou non, modifiant le Traité de Nice, doit être soumis au peuple. (…) On va donc remettre en branle une mécanique qui est lourde et cela prendra plusieurs années.
Que faire ?
Que veut-on faire, qu’il s’agisse des actions à conduire, de la méthode et des procédures ?
Actions
Je crois qu’il faut que les dirigeants européens se mettent d’accord sur un très petit nombre de sujets correspondant à ce que j’appellerais de vrais sujets, des domaines dont l’importance est telle qu’on ne peut véritablement agir efficacement qu’au niveau de l’Union européenne, même s’il n’y a pas compétence juridique pleine de cette dernière, mais pour lesquels le bon sens conduit à agir ensemble ; et qui soient palpables et compréhensibles par les citoyens. Cela nous permettrait de faire de la pédagogie. L’expérience nous montre en effet que si nous voulons briser le mur d’indifférence des grands médias, et donc des citoyens, il faut traiter de sujets qui parlent à la vie de ces derniers.
La question de l’énergie et de la sécurité énergétique. Nous avons un baril de pétrole qui est à 60 dollars, qui a pratiquement triplé en quelques années, donnant lieu à une sorte de choc pétrolier rampant.
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Par le biais de la politique de concurrence, de la politique de l’environnement, de la politique de la sécurité nucléaire, par l’intérêt commun évident du point de vue économique, l’Union est légitime au sens politique pour organiser un débat entre nous, avoir le même diagnostic, une stratégie coordonnée dans la production, la mise en place de meilleurs réseaux de circulation de l’énergie entre nous, et si possible, une véritable stratégie commune vis-à-vis des pays producteurs. Il y a là un énorme chantier quand on connaît les enjeux stratégiques que représentent le pétrole et les hydrocarbures dans nos relations avec le Moyen-Orient naturellement, avec la Russie.
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La politique d’immigration. Dans ce domaine il y a compétence européenne. L’UE a même les moyens, depuis le 1er mai 2004, de trancher à la majorité qualifiée sur la plupart des sujets liés à l’immigration. (…) Certains se rassurent en déclarant que chaque État membre reste totalement libre de décider de l’accès des étrangers à son propre marché du travail. Dans un espace où tout contrôle aux frontières a été supprimé, les clandestins régularisés dans un pays membre peuvent circuler librement dans l’ensemble de l’Union européenne, et aller travailler où ils le souhaitent. Voilà le type même de sujets qui parlent fortement à l’opinion publique. Ayons le courage politique de dire que désormais nous abandonnons l’idée d’avoir des politiques de l’immigration séparées afin d’en concevoir une commune et de négocier, l’UE pesant de son poids, avec les pays de départ qui aujourd’hui ne répondent pas beaucoup quand c’est un seul pays qui s’adresse à eux.
Les problèmes de sécurité et de défense. C’est un peu le contraire de l’immigration : il n’y a pas de compétence importante de l’Union, mais l’expérience a montré que nous pouvions progresser en marge des textes européens, ce qui a été assez marquant ces dernières années. Continuons et commençons à essayer d’établir une vision de synthèse.
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Quelle vision avons-nous des menaces qui pèsent sur la sécurité du continent européen pour les quinze à vingt ans à venir ? De quels types d’armement avons-nous besoin (pour y répondre) et comment nous répartissons-nous les choses ?
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Autre type de sujet important susceptible d’intéresser l’opinion et pour lequel l’Union européenne pourrait être efficace et retrouver sa crédibilité : en matière de politique étrangère, se concentrer sur des points précis où nous avons une capacité d’action efficace et où nous ne sommes pas a priori divisés.
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Il faudrait ainsi se concentrer au niveau du Conseil européen sur ces quelques sujets qui sont de vrais sujets, capables d’intéresser l’opinion publique et de faire le contraire de ce qu’on a appelé la stratégie de Lisbonne, que personne ne connaît en dehors des cercles d’initiés. À partir de là nous pouvons aussi améliorer les procédures dans le cadre des traités actuels.
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Voilà ce que nous pouvons faire avec le Traité de Nice. On se concentre sur quelques sujets qui parlent à l’opinion, et on essaye d’améliorer les procédures pour supprimer les archaïsmes.
Méthodes et procédures
Le Conseil européen a eu au moins la sagesse de proposer un temps de pause et de réflexion, et de laisser chaque pays libre de poursuivre, de suspendre ou d’adapter sa procédure de ratification.
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C’est au printemps prochain, sous la présidence autrichienne, que les pays membres se revoient. Il me semble que ce qui est de bon sens serait de faire un bilan de l’état du débat dans les vingt-cinq, un bilan commun.
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Un rapport devrait alors être rédigé pour mettre en avant les points qui semblent faire l’objet d’un consensus et qui ne sont donc pas remis en cause ; je rappelle quand même qu’un des grands mérites du projet de constitution résidait dans le fait qu’au départ il était accepté par tous les gouvernements et par tous les partis politiques des pays européens. À partir de là, on pourrait vérifier qu’il n’y a pas de contestation au niveau des institutions européennes, de leur mode de désignation et des processus de décision.
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Une nouvelle procédure pourrait être proposée pour rédiger un nouveau texte et surtout pour le ratifier. (…) Il faudrait que la prochaine fois, l’ensemble des ratifications ait lieu partout le même jour… et si possible par des référendums.
…Nous n’avons pas le droit d’échouer. Nous ne pouvons recommencer à jouer l’avenir de l’Europe sur un coup de dés. Il est facile de calculer, même si vous êtes un « euro-béat » et que vous vous dites qu’il y a 80 % de chances pour que le « oui » l’emporte dans chaque pays avec vingt référendums, que la probabilité pour que vous ayez vingt « oui » doit être de l’ordre de 1 %. Même en organisant le référendum le même jour il est quasiment sûr que nous aurons un, deux ou trois « non » ! Et on ne peut plus se permettre de se retrouver dans une situation de blocage. Comment peut-on surmonter cette difficulté ? Il y a deux voies possibles, assez différentes politiquement. L’une consiste à admettre que la mise en œuvre de la Constitution dépende non pas de l’unanimité mais d’une majorité superqualifiée ; nous avions proposé les quatre cinquièmes des pays représentant les quatre cinquièmes de la population. L’autre — à mon sens plus intéressante, mais qui exige un accord politique impossible en France à l’heure où nous parlons et qui ne serait envisageable que dans trois ou quatre ans si les esprits évoluent — consisterait à présenter les choses politiquement non pas comme étant un tout ou rien, mais comme étant un choix entre deux types d’Europe. À quelle Europe voulez-vous appartenir ? L’Europe économique ou l’Europe politique.
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Or, c’est quelque chose qui a toujours été refusé jusqu’à présent. Il est clair que si la proposition avait été faite de manière aussi simpliste que celle que je viens de présenter, elle aurait été rejetée par beaucoup, mais nous ne pourrons travailler durablement dans le cadre du Traité de Nice. Nous avons absolument besoin d’un nouveau texte qu’on appellera ou non constitution mais qui sera un traité permettant de décider de manière efficace, transparente et démocratique. Ce texte devra être soumis aux peuples et cette fois-ci nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer. ♦