L'impuissance de la puissance
L'impuissance de la puissance
Alors que les Américains sont malmenés en Irak, l’analyse de la notion de puissance prend toute sa dimension. La puissance existe, c’est indéniable. Or celle dont il s’agit ici est construite sur les critères du passé, celui d’un monde où les États incarnaient cette puissance. Mais, et c’est la problématique centrale de l’auteur, la puissance d’hier peut-elle façonner celle d’aujourd’hui ? Bien sûr, la puissance demeure, comme les États ; mais ces derniers ne sont plus seuls et la puissance tend à se troubler. C’est bien le paradoxe auquel les États-Unis sont confrontés ; la puissance extraordinaire qu’ils ont accumulée ne leur permet pas de faire face à des enjeux qui n’ont jamais été si délicats à résoudre : dans un monde de complexité la puissance collective perd son sens. La question est alors de savoir si l’on peut être puissant sans maîtriser la menace. Or, dans notre monde, plus l’ennemi se détourne de la norme, de l’attitude attendue, plus la puissance perd de sa pertinence, se trouvant en décalage par rapport à la menace.
La puissance d’hier est bâtie sur la philosophie de Hobbes : les États comme des gladiateurs se faisant face, toujours sur le qui-vive. Les États ne peuvent se considérer qu’à travers un dialogue de puissance. Simple jeu d’armes, d’abord, cette puissance se dérègle par la création de différentes recettes de combat comme par l’ignorance quant à la signification de la victoire. Face à un monde en évolution, l’attitude des États-Unis consiste à réhabiliter la puissance d’hier pour occulter la puissance d’aujourd’hui, et ainsi à habiller Ben Laden ou Saddam Hussein en gladiateurs soviétiques.
Cela masque mal l’impuissance d’aujourd’hui qui met en lumière l’impossibilité de la puissance unipolaire. Le retour des États-Unis à une puissance simple, se réfugiant dans l’asymétrie de la coercition, est leur réponse à la complexité du monde. Mais la puissance est déstabilisée : l’unipolarité use la puissance, qui vient s’abîmer sur des formes nouvelles de violence qu’elle maîtrise mal, et qui s’épuise non plus contre son double mais contre une nuisance inventée.
Le cavalier solitaire se trouve dès lors pris au piège. L’illusion unilatéraliste incite le plus puissant à s’y complaire : le multilatéralisme est conçu à Washington comme une entrave qu’il est possible, nécessaire et moral de contourner. Or le multilatéralisme est le reflet d’un monde qui a de fait substitué le principe d’in terdépendance à celui de souveraineté. Le cavalier solitaire est l’objet de pres sions : son propre désir de puissance, d’abord ; l’effet de délibération collective qui sanctionne la montée en force du principe d’interdépendance et annonce un monde post-souverain, ensuite ; et, enfin, la montée d’une opinion publique internationale qui rend impossible la diplomatie du secret ou la froide stratégie bis marckienne.
À mesure qu’il se berce d’illusions, le cavalier solitaire apprend ainsi, à ses dépends, qu’il est de plus en plus contraint à une logique collective. Si hier la puissance créait la puissance, elle n’appelle désormais plus la puissance mais la contestation. À la théorie de la stabilité hégémonique, s’est substituée celle de l’instabilité hégémonique. L’ennemi collectif, identifié, visible, cède la place à l’ennemi individuel, figure impossible pour le stratège. La violence, disséminée, devient plus sociale que politique. ♦