Les jeunes et l'armée
Les jeunes et l'armée
Il est évident que le passage de la conscription à l’armée professionnelle repose sur un pari : celui de trouver un apport de volontaires répondant quantitativement et qualitativement aux besoins, en lieu et place d’une ressource abondante (jugée parfois surabondante) connue d’avance avec une bonne précision et suffisamment variée pour correspondre à toutes les perspectives d’emploi. Il est donc normal de se préoccuper de cette « révolution socio-démographique », et ceci d’autant plus que l’expérience de plusieurs pays étrangers suscite à ce propos « nombre d’inquiétudes ».
Beaucoup de constatations sur l’état actuel du sujet ne font que confirmer celles qui furent enregistrées de longue date. Tel est entre autres le cas de l’« image » (ou plutôt des images) de l’institution, dont la validité est mise à mal par des présentations souvent stéréotypées ou tendancieuses : descriptions rarement chaleureuses par les soins « des médias, du cinéma et de la littérature » ; références vietnamiennes où l’on connaît Rambo, mais ignore Bigeard ; analogie avec la pure violence véhiculée par les jeux vidéo donnant au meurtre un aspect « ludique » ; souvenirs recueillis dans l’entourage (« Parmi la multitude d’inconvénients liés à… l’armée, un seul fait l’unanimité : le fait de se réveiller tôt ! ») ; enfin, il faut bien le dire, certaines maladresses dans des entreprises publicitaires plus ou moins accrocheuses. Il en est de même – et ceci n’est ni nouveau ni sans fondement (et existait déjà à l’écoute des volontariats exprimés naguère par les appelés) – des caractères attribués aux différentes armées : par exemple, le prestige de l’Armée de l’air en raison de sa réputation faite à la fois de technicité et de décontraction, ainsi que de son côté spectaculaire (les chevaliers du ciel) surclassant sans peine le kaki besogneux et maculé de l’Armée de terre.
L’auteur, toutefois, ne se contente pas ici de ces données bien connues et, en bon expert démographe et sociologue, mène son affaire avec rigueur et professionnalisme, illustrant sa démarche par de nombreux tableaux et graphiques, tout en n’échappant pas toujours au jargon du spécialiste, à force d’« approches constructivistes qui entendent se séparer des analyses structuralistes » ou de « déterminants s’inscrivant dans une trajectoire dont ils sont en fait des marqueurs temporels ». Pour avoir procédé personnellement, il y a fort longtemps, à une étude analogue mais avec des moyens et une technique rudimentaires, nous ne pouvons que saluer le sérieux du travail, en admettant que le succès du procédé des sondages permet désormais de généraliser avec un faible taux d’erreur des résultats d’enquêtes menées auprès d’un échantillon restreint, mais bien choisi. De la tranche des jeunes Français des deux sexes âgés de 18 à 23 ans, excluant les titulaires d’un diplôme supérieur à bac+2 (l’étude ne concerne que le personnel non-officier), et évaluée à environ 4 millions d’individus, et tout en regrettant à juste titre de ne pas avoir pu « procéder à un suivi longitudinal », Jean-François Léger parvient à un « niveau de recrutement potentiel » pour les armées de l’ordre du million, dont grosso modo un peu plus de 10 % carrément bien disposés dès l’origine et près de 90 % d’hésitants, néanmoins « attentifs aux opportunités qui peuvent se présenter ». Étant donné le montant des besoins, la conclusion se veut optimiste. Or, si le pourcentage de fidélisation (renouvellement des contrats) est élevé, le taux de sélection au premier engagement compris entre 1,1 et 2,2 est franchement préoccupant, d’autant plus que c’est sur les postulants pour l’Armée de terre, largement prédominants en proportion (les 2/3), que s’applique un des taux les plus bas.
Dans le domaine qualitatif, on notera avec intérêt les aspirations révélées par les entretiens dont de nombreux extraits sont fournis ici. Deux souhaits dominent, fort honorables au demeurant mais inquiétants par la sorte de contradiction interne qu’ils recèlent. Le premier est l’apprentissage d’un métier accompagné du côté formateur des expériences professionnelles et de la solidarité inhérente au travail en équipe. L’auteur récuse à ce propos avec détermination l’argument du pis-aller pour échapper au chômage, et donc du « choix par défaut ». Mais, dans cette direction, l’Armée de l’air a recours à l’ANPE, on devient « marin avant d’être militaire » et on va jusqu’à assimiler l’uniforme du gendarme au… bleu de travail (sic) ! Le second vœu exprimé est celui, juvénile et réconfortant, de « bouger », d’être « sur le terrain », voire « dans les bois » et le sport est à l’honneur. Fort bien, mais 80 % de nos jeunes voudraient « rentrer chez eux tous les soirs » et tel candidat n’envisage son affectation… qu’en Lozère ! Cette impression de banalisation est renforcée par la place à peu près égale accordée dans l’enquête à l’élément féminin, alors que, malgré la suppression théorique des quotas, le taux de féminisation retenu dans l’ouvrage ne dépasse pas 20 %. Or, d’après l’auteur, il ne reste que « quelques secteurs d’activité encore fermés aux femmes… par exemple les activités de combat » !
Alors, l’entrée dans l’armée comme à la RATP ? La tonalité du livre est rassurante quant à l’avenir quantitatif du recrutement. Acceptons en l’augure. Il reste à espérer, qu’une fois en place dans les unités, les engagés de demain sauront, sous la pression des traditions, de l’esprit de corps et du patriotisme, tout en exerçant au mieux une spécialité technique, servir ailleurs qu’en Lozère, ne pas rentrer tous les soirs chez eux, et le cas échéant, tout de même, participer à des « activités de combat ». ♦