Éloge funèbre du vice-amiral d’escadre Marcel Duval, président d’honneur du Comité d’études de défense nationale.
In memoriam - Marcel Duval
In memoriam - Marcel Duval
La plus grande tristesse de mon oncle et parrain Marcel Duval, est de ne pas avoir eu d’enfants. Il en souffrait profondément, et c’est la raison pour laquelle il aimait tant être entouré par les petits-enfants de ses neveux et nièces. Pour l’avoir accompagné dans la dernière partie de sa vie jusqu’à la fin, mon épouse Marie-Hélène et moi savons qu’il n’est pas parti sans laisser une nombreuse descendance.
Grâce à son rayonnement intellectuel, à sa curiosité pour tous les problèmes du monde, à sa générosité d’esprit et à son ouverture aux autres, il a aidé et soutenu de nombreux jeunes, universitaires, experts, journalistes, historiens ou autres à qui il a su faire passer avec simplicité et une grande humilité son expérience et son sens de l’analyse. Sa capacité de travail était immense, et il y a deux semaines exactement, avec beaucoup de lucidité, il dictait à mon épouse le plan du prochain article qu’il destinait à la revue Défense Nationale dont le thème, tout à fait d’actualité, devait traiter des questions de prolifération nucléaire en Iran.
Nous avons pensé qu’il était donc justifié de demander à l’un des plus brillants de ses fils spirituels, comme il les appelait, de prononcer les quelques mots qui vont suivre. Hervé Coutau-Bégarie, professeur de stratégie au Collège interarmées de défense, auteur de nombreux ouvrages sur la Marine française qui font autorité, et qui a bataillé ferme pour faire rééditer les oeuvres complètes du grand stratège que fut l’amiral Castex. Hervé Coutau-Bégarie donc, nous a semblé particulièrement indiqué pour prononcer l’éloge de l’amiral Marcel Duval. Je le remercie d’avoir accepté, et lui cède bien volontiers la parole.
Contre-amiral (2S) Jean-Luc Duval
Il y a trois ou quatre ans, l’amiral Duval concluait, comme il savait si bien le faire, un colloque. Il commença son intervention en disant : « Permettez à votre doyen de vous dire… ». Il ne put aller plus loin car une voix très jeune, presque espiègle, le coupait : « Ce n’est pas vrai, j’ai trois mois de plus que toi ». C’était le général Pierre-Marie Gallois, auquel le liait une amitié de plus de 80 ans : ils avaient été dans la même patrouille de scouts en 1918-1919…
L’amiral Marcel Duval n’était donc pas le doyen, mais seulement le vice-doyen des stratégistes français. Il avait atteint depuis plusieurs années l’âge des patriarches. Toujours aussi actif, même si la maladie avait beaucoup diminué ses déplacements il continuait à manifester une curiosité universelle à l’égard des évènements internationaux et des questions stratégiques, et il livrait avec régularité le résultat de ses réflexions dans des ouvrages collectifs ou dans des revues, notamment sa chère revue Défense Nationale. À la veille de l’été, il venait de terminer une étude sur la géopolitique pétrolière, dont le dernier volet est paru dans la livraison de juillet, et reprenait le dossier de la prolifération nucléaire qu’il suivait attentivement depuis de longues années. Il envisageait un gros article de synthèse sur le cas de l’Iran, dont il m’a encore entretenu lors de notre avant-dernière rencontre, avec des jugements très tranchés sur les palinodies européennes, ce qui ne lui était pas habituel. À l’entendre parler avec cette fougue je ne voyais pas pourquoi les choses n’auraient pas continué ainsi ; mais il arrive que les patriarches eux-mêmes finissent par nous quitter.
Il était né le 26 décembre 1911 dans une famille de l’Est marquée par la guerre : la maison de Château-Thierry, malencontreusement située au débouché du pont, avait été détruite en 1870 et en 1914. Il manifesta très tôt le désir d’entrer dans la Marine, contre la volonté de son père qui, en bon polytechnicien, aurait préféré qu’il s’orientât vers l’X. Admis en 1931 à l’École navale, sa première affectation fut en Extrême-Orient, privilège réservé aux mieux classés. L’amiral Esteva le prit dans son état-major, ce qui lui permit de découvrir très tôt les questions stratégiques et géopolitiques, suscitant chez lui un intérêt qui ne devait plus le quitter. En 1940, revenu en France, il participait à la campagne de Norvège pendant que la maison familiale était détruite pour la troisième fois. Il a laissé de cette expédition un récit particulièrement drôle dans des souvenirs (Ndlr : ils paraîtront en 2006) dont il a voulu qu’ils ne soient publiés qu’après sa mort. Affecté après l’armistice à Marine Maroc, au SR de Casablanca, le lieutenant de vaisseau Duval a annoncé à l’avance le débarquement allié de 1942 ; bien entendu, on ne l’a pas cru, ce qui lui a laissé un certain scepticisme sur l’utilité des services de renseignements. Il a ensuite pris son premier commandement à la mer, l’escorteur L’Éveillé qu’il est allé armer aux États-Unis et avec lequel il a participé au débarquement de Provence. Un de ses officiers m’a raconté qu’il était très exigeant avec ses hommes, ajoutant aussitôt : « mais il était sur sa passerelle dix-huit heures par jour, il n’y avait rien à dire ! ». Après la guerre, il a commandé trois autres bâtiments, l’escorteur Kabyle, la frégate L’Aventure, affectée à la surveillance des pêches dans le Grand Nord, et le porte-avions La Fayette. Il a été, par deux fois, chef d’état-major de l’Escadre, notamment durant l’expédition de Suez. Breveté de l’École de guerre, il a occupé plusieurs postes importants en état-major : de 1953 à 1955 au groupe permanent de l’Otan à Washington, où il s’est initié à la stratégie nucléaire et d’où il a suivi la crise de Diên Biên Phu, avec la vaine demande d’assistance aux États-Unis ; en 1959 et 1960 en tant que chef du bureau des affaires alliées à l’EMM où il a travaillé au grand dessein de la Marine qui voulait obtenir, au sein de l’Otan, un commandement Atlantique Sud-Est/Méditerranée occidentale : il y était presque parvenu quand le général de Gaulle, qu’on s’était bien gardé d’informer, mit un terme à l’entreprise. En 1963-1964, il a présidé le groupe de prospective de la Marine, à l’origine de ce qui allait devenir le plan Bleu. Devenu contre-amiral, il a commandé l’arrondissement maritime de Brest avant d’être appelé en 1966 au commandement de l’École supérieure de guerre navale où il avait été professeur d’état-major en 1952. Il s’y était alors déjà signalé en faisant adopter une nouvelle méthode de rédaction des plans d’opérations, librement inspirée des modèles américains. En deux ans, il y a imprimé sa marque, réformant profondément les études, notamment pour introduire les méthodes modernes d’analyse et de prospective. Cela ne l’empêcha pas de rétablir aussi l’enseignement de l’histoire, lui qui n’avait qu’un goût très modéré pour cette discipline. Il présida les premiers exercices incluant les SNLE, qui furent présentés au général de Gaulle au cours de visites mémorables. Vice-amiral d’escadre, il fut enfin directeur du personnel militaire et des écoles de la Marine de 1968 à 1972 et membre du Conseil supérieur de la Marine. Là aussi, il imprima sa marque, réformant la sélection et la formation des officiers et créant l’École militaire de la flotte.
Ayant quitté le service actif, l’amiral Duval a appartenu pendant dix ans à la Datar, où il a notamment présidé la mission interministérielle chargée de l’aménagement du parc d’activités scientifiques de Sophia-Antipolis. En même temps, il a pu donner libre cours à son goût pour la réflexion internationale en tant que président du Comité d’études de défense nationale et, à ce titre, directeur de la revue Défense Nationale de 1976 à 1983, et surtout en tant qu’auteur. Il a publié deux livres sur l’histoire des armes nucléaires françaises, collaboré à une trentaine d’ouvrages collectifs, écrit des dizaines d’articles et de notices de dictionnaires (notamment le Dictionnaire de stratégie et le Dictionnaire d’histoire maritime) et plus encore de recensions. Celles-ci étaient toujours bienveillantes, témoignage de son libéralisme intellectuel. Lui qui était de l’ancienne école, soucieux du respect des formes et des hiérarchies, était en même temps très accueillant à l’égard des jeunes chercheurs dont il soutenait les travaux et pas seulement par de bonnes paroles. Combien de fois a-t-il suscité des témoignages oraux qu’il menait lui-même et transcrivait avant d’en faire bénéficier quelque heureux thésard ou auteur ? Je puis en témoigner et je n’ai pas été le seul. C’était une manifestation de sa générosité naturelle qui se révélait de multiples manières, y compris par des libéralités aux oeuvres de la Marine, faites dans la plus complète discrétion. Quand il cultivait son jardin secret, il s’intéressait à l’art, la peinture et surtout la musique. Le plaisir suprême de ce wagnérien passionné était le pèlerinage annuel au festival de Bayreuth.
En janvier 1968, le contre-amiral Marcel Duval avait présenté ses voeux à l’amiral Castex. Celui-ci l’avait remercié par la dernière lettre qu’il ait écrite avant sa mort, survenue le 10 janvier. Il lui exprimait ses espoirs quant à « l’avenir de notre Marine et de sa pensée militaire ». Durant trente-sept ans, le vice-amiral d’escadre Marcel Duval est resté fidèle à cet ultime appel du plus grand des stratégistes navals français et a apporté une contribution humaine et intellectuelle au débat stratégique français dont les historiens futurs diront l’importance. Pour nous il restera le souvenir et la reconnaissance.
Hervé Coutau-Bégarie
14 octobre 2005