Le paysage animal ; l'homme et la grande faune : une zoogéographie historique
Le paysage animal ; l'homme et la grande faune : une zoogéographie historique
La géographie est une discipline qui se joue des barrières. Xavier de Planhol, éminent géographe, nous parle des animaux, et d’abondance : son ouvrage compte plus de 1 100 pages de typographie serrée ; mais le danger que ce livre pachyderme fait courir au lecteur est à l’inverse de ce qu’il pourrait craindre ; le récit est si passionnant que, le nez mis dedans, vous risquez de ne plus pouvoir l’en sortir.
Commence en effet un formidable voyage à travers siècles, îles et continents, et espèces qui les peuplent : addax des déserts, aigle à queue blanche et albatros à queue courte, araignée domestique, aurochs et bécassine, caïman à lunettes, dromadaire ensauvagé d’Australie et chat sauvage du Père-Lachaise, cupidon des prairies, dodo et dingo, éléphant nain, fou de bassan et d’ailleurs, hippotrague bleu, léopard nébuleux, lion de partout et tigre du Bengale, grillon du métro parisien, sans oublier le martin triste ni le marmouset à tête couenneuse, ni le rhinocéros uni ou bicornu ; ni, bien sûr, le zoiseau long-bec. Des cartes soignées localisent ce bestiaire, et il n’est point de proposition que l’auteur n’étaye d’exemples précis. C’est qu’une thèse se dégage de l’ouvrage, et qui ne va guère dans le sens commun à notre larmoyante époque : Monsieur de Planhol s’en prend vigoureusement à la furor ecologica et aux « âmes généreuses non dépourvues d’une naïveté infantile ». Pour lui – et il le prouve – le « prédateur suprême » a certes causé bien du tort à la faune de sa planète ; il l’a plus encore préservée, fortifiée, argumentée. L’homme contre l’animal, l’homme avec l’animal, voilà, pour l’essentiel, les deux parties du livre.
Des ravages causés par l’homme, il en est de bien excusables : ceux qui prirent pour cibles les grands fauves dangereux pour sa vie et les petites « pestes » infestant ses cultures. Ainsi en alla-t-il chez nous de l’ours, qu’on craignait encore au XVIIIe siècle dans nos Pyrénées, et plus encore du loup, incarnation du mal dont on ne vint à bout qu’au XlXe ; ainsi du tigre mangeur d’hommes qui, dans notre Indochine, était intolérable. Mais il est des tueries qui n’eurent d’autres raisons que sottise, plaisir et cruauté : jeux du cirque, chasses de prestige ou de sport. D’autres encore, répondant certes à des besoins alimentaires ou vestimentaires, donnèrent lieu à des exploitations impitoyables, dont le bison d’Amérique est le plus tragique exemple : vingt ans ont suffi à son extermination, où fit merveille… Buffalo Bill. D’autres dégâts, enfin, ne doivent rien à la méchanceté : l’espèce humaine s’étend, modifiant la nature par sa seule présence.
L’homme emmène à sa suite un « cortège animal », hommes et bêtes lancés de concert à la conquête du monde. Les « commensaux », amis ou parasites, profitent du gîte et du couvert que l’homme leur procure. Il en est aujourd’hui de très envahissants : amateurs de décharges publiques, mouettes et goélands sont en Île-de-France, Hitchcock n’est pas loin ! L’homme introduit aussi de nouveaux hôtes, pour la chasse, l’utilité ou l’agrément, en sorte qu’il y a désormais dans notre vieux monde beaucoup plus d’espèces qu’il n’y en eut jamais. Certains de ses amis domestiques retournent à la vie sauvage, chats de cimetières à Paris ou aimables chiens, d’Istanbul dont la pléthore, jugée par les jeunes Turcs indigne d’un État moderne, fut le prétexte d’un horrible massacre. Voici enfin, retournement moderne, l’homme au secours des bêtes, et engagé dans d’onéreux sauvetages.
La conclusion de l’auteur confirme sa thèse. Le maître prédateur, tout compte fait, ne fut pas si redoutable. Et le monde a bien changé. L’espace planétaire se partage entre le jardin et la jungle. Le jardin humain, lieu de civilisation, est de plus en plus concentré dans la ville. Ailleurs est la jungle nouvelle, qu’il nous appartient, encore, de réglementer et de contenir. L’homme fut longtemps cruel ; il pourrait, demain, être victime de sa bonté. Dans dix ans, annonce l’auteur, le promeneur du dimanche rencontrera le loup en forêt de Fontainebleau. ♦