Le débat très contradictoire qui s’est ouvert en France sur le patriotisme économique démontre qu’il règne encore la confusion dans les esprits à propos de la nature et du contenu des affrontements économiques. La plupart des commentateurs restent encore très dépendants des schémas de pensée issus de la guerre froide. Le fait que certains universitaires tels que Jacques Fontanel (La globalisation en « analyse », Géoéconomie et stratégie des acteurs ; L’Harmattan, 2005) commencent enfin à traiter le fond du sujet, indique que l’heure est venue d’abandonner la langue de bois héritée de l’époque où il ne fallait pas affaiblir le monde libre en dévoilant ses contradictions.
La légitimité du patriotisme économique
The legitimacy of ‘economic patriotism’
The very heated debate on ‘economic patriotism’ that has begun in France demonstrates that much confusion still reigns about the nature and content of economic confrontations. Most commentators remain very dependent on the thought processes of the Cold War. The fact that certain academics, such as Jacques Fontanel (La globalisation en “analyse”, Géoéconomie et stratégie des acteurs, published by l’Harmattan, 2005) are at last beginning to treat the subject in depth, indicates that the time has come to forget the cant inherited from a time when one was not permitted to weaken the free world by revealing its inconsistencies.
L’apparition du patriotisme économique dans le vocabulaire du gouvernement français a fait rejaillir avec force certains blocages culturels, en particulier lorsqu’il s’agit de définir l’autonomie stratégique qu’un pays est en droit de revendiquer pour assurer son avenir. Il reste beaucoup de chemin à parcourir pour dépasser les visions erronées qui entourent ce type de problématique. À la notion d’intérêt général s’ajoute désormais celle de l’intérêt collectif par lequel nous entendons les objectifs géoéconomiques que le pouvoir politique se doit de définir afin de préserver les chances de développement du pays. Cet intérêt collectif qui n’a rien d’une notion marxiste, donne tout son sens au patriotisme économique. Le patriotisme est le repère de base pour aborder la complexité des rapports de force de l’après-guerre froide. Rappelons la définition du mot patrie : une « communauté politique d’individus vivant sur le même sol et liés par un sentiment d’appartenance à une même collectivité, notamment culturelle et linguistique » (1). Le patriotisme économique définit donc le cadre de développement d’un pays confronté aux opportunités et aux menaces des nouvelles dynamiques de puissance issues de la mondialisation des échanges.
L’Occident et le reste du monde
La guerre froide a amené la haute administration et les organes patronaux français à décrypter les rapports de force dans le cadre d’un affrontement bipolaire entre l’Est et l’Ouest. Cette approche bipolaire du jeu des protagonistes a concentré la pensée stratégique sur la manière de mettre le monde occidental à l’abri de toute menace venant du bloc communiste et de ses pays satellites. Dans la seconde moitié du XXe siècle, aucun autre enjeu n’a égalé ce souci de préserver l’unité et la sécurité du « monde libre » dont la responsabilité incombait aux États-Unis d’Amérique. Cette hiérarchie des priorités modela à travers le temps la façon de pensée de nos élites. La solidarité atlantiste se substitua progressivement à toute réflexion de nature patriotique, en particulier sur les divergences d’intérêt de puissance dans le domaine économique. Le monde bipolaire de la guerre froide est à l’origine d’une grille de lecture binaire des rapports de force, c’est-à-dire d’une prédominance de la solidarité atlantiste dans les dossiers sensibles qui mettaient aux prises des pays occidentaux et qui étaient susceptibles de fragiliser l’unité du « monde libre ».
Cette relation privilégiée — établie dans un ensemble qui ne comporte que deux éléments déterminants, le monde occidental et le reste du monde — a bloqué le cheminement de la pensée sur l’utilité du patriotisme économique. Excepté le général de Gaulle, qui chercha à déterminer une voie propre dans la gestion des divergences économiques entre l’Europe et les États-Unis, aucun dirigeant politique français n’a souhaité s’engager dans cette réflexion stratégique. Ainsi s’est installée durablement dans les esprits l’idée que le patriotisme économique était une réponse inadaptée à la mondialisation des échanges. Lorsque les forces vives de l’économie américaine ont bousculé, au cours de ces trente dernières années, des positions françaises au Proche-Orient ou en Afrique, les serviteurs de l’État se sont souvent sentis en porte-à-faux pour contrer les États-Unis, à cause de la pesanteur historique que représente la préservation de l’unité du camp occidental. Le patronat français a eu une position sensiblement comparable en mettant systématiquement en avant les principes fondamentaux du libéralisme dans les dossiers sensibles comme l’OPA de Sanofi sur Aventis. La création d’un pôle de taille critique dans le domaine de l’industrie de la santé était perçue comme un objectif vital en termes d’intérêt de puissance par le gouvernement, mais comme une intrusion de l’État dans la stratégie des entreprises par certaines autorités patronales. La position d’Antoine Riboud est symptomatique de cet état d’esprit. Lors de la présentation des résultats de Danone le 15 février 2006, il n’hésite pas à déclarer : « Une des meilleures défenses contre les attaques boursières, c’est la culture d’entreprise : chez Danone, elle fait partie de nos avantages compétitifs ; mais cela n’a rien à voir avec du patriotisme économique ». Une telle affirmation symbolise la confusion suscitée par la grille de lecture binaire entre l’intérêt privé d’une entreprise et les principes élémentaires d’une stratégie de puissance.
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