France-Indochine. Au cœur d'une rencontre. 1620-1820
France-Indochine. Au cœur d'une rencontre. 1620-1820
Jean Le Pichon était l’un de nos meilleurs spécialistes de l’Indochine, où il a fait carrière durant trente ans. Il a signé ce livre en 1977 ; ses enfants le publient aujourd’hui. Ils ont bien fait : de 1620 à 1820, ce sont deux siècles de présence française, soit, pour l’essentiel, celle de nos missionnaires. Une telle somme, fort érudite, oblige à schématiser ; deux personnalités opposées la dominent, celle d’Alexandre de Rhodes et celle de Pigneau de Béhaine.
Le jésuite Alexandre de Rhodes débarque en 1623 à Macao, domination portugaise oblige. De ces pionniers du Christ, il est le plus grand ; il est aussi le plus pur. Il se donna un outil ; il se fixa un principe. L’outil, c’est l’écriture, c’est-à-dire la transcription en caractères latins du « gazouillis d’oiseau » qui est la langue de ce pays ; la tâche paraissait impossible, Alexandre la mena à bien, d’où résulta le quôc ngu, aubaine dont le Viêt-nam [Vietnam] d’aujourd’hui se trouve bien et qui a manqué à la Chine. Le principe, c’est « l’indigénisation » des Églises locales, et dans leur clergé, et dans leur liturgie. Les jésuites appliquaient déjà ce principe en Chine, avec une vigueur qui aboutit à la déplorable « querelle des rites », dont l’Ordre pâtira beaucoup.
Entre-temps, la France s’était intéressée à l’Extrême-Orient, intérêt politique qui n’était pas compatible avec le principe d’autonomie posé par Alexandre de Rhodes. Louis XIV, d’abord, eut de grandes ambitions au Siam, reçut à sa cour une ambassade du souverain, dépêcha en retour une petite flotte et des soldats, et se fit donner Bangkok par traité. Hélas ! Le traité, à peine signé, devint caduc pour cause de coup d’État. De ce « piteux échec » ne reste qu’une rue, à Brest, propre à entretenir la nostalgie des bordaches. Louis XVI fut, dit-on, plus heureux au Viêt-nam, par l’entremise d’un autre missionnaire génial qui est notre second héros.
Monseigneur Pigneau de Béhaine, quoi qu’il en eût, est à l’opposé d’Alexandre de Rhodes. C’est que, saint homme sans doute, il ne craignit point de s’engager en politique. Nguyên Anh, roi de Cochinchine, avait pour ambition d’unifier le Viêt-nam, ravagé à l’époque par les guerres entre le Nord et le Sud. L’évêque d’Adran, lui, fut une sorte de ministre de la Guerre. Avec un petit encadrement de Français techniciens des armes et des navires, il permit au roi de se constituer une force redoutable. Dès lors, chaque année à la saison favorable, la flotte royale appareillait de Saigon et se portait au nord. La prise de Quy Nonh, en 1801, est le triomphe posthume de Pigneau de Béhaine, mort deux ans plus tôt. Trois vaisseaux « européens » et quelque cent galères y participèrent. Le combat fut rude, et rudement conduit : une galère s’étant échouée, le général en chef, incontinent, « envoya couper la tête au capitaine ».
Le roi Nguyên Anh avait, avant cette campagne, fait de somptueuses funérailles à l’évêque d’Adran. Mince consolation pour un pauvre bilan : le roi de Cochinchine ne se fit pas chrétien ; il avait, certes, unifié les trois Ky sous sa main, mais l’Empire ainsi constitué sera soigneusement tenu à l’écart de la marche du monde. L’échec de Pigneau de Béhaine ne saurait pourtant masquer ce qui est, aux yeux de l’auteur, l’essentiel : la « rencontre » que Jean Le Pichon met en titre de son ouvrage, c’est celle des esprits et des cœurs ; en témoigne aujourd’hui encore, à travers guerres, persécutions et dictatures, un catholicisme serein dont Alexandre de Rhodes avait semé les graines. Signe de continuité : les droits d’auteur de ce beau livre sont versés à la léproserie de Di Linh. ♦