La Bérézina
La Bérézina
Comme on peut s’y attendre, la description fait froid dans le dos. Et l’amateur de citations pourrait hésiter entre « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » et « Aucune bête au monde… ».
« Racontée par ceux qui l’ont vécue », annonce l’auteur. Disons que le récit, clair et structuré, s’appuie largement sur des témoignages variés, plus ou moins détaillés, parfois contradictoires, provenant de multiples acteurs ou figurants, du comte de Ségur au sergent Bourgogne. Il en ressort au premier abord une impression d’épouvantable gâchis, d’occasions perdues, de négligences et d’hésitations aboutissant à ce drame de la Bérézina que connaissent au moins de nom tous les écoliers de France, invités fort opportunément à admirer les braves pontonniers du général Eblé.
En premier lieu, on s’est attardé sur les bords de la Moskowa dans la vaine attente des suppliques du Tsar. L’Empereur persifle en ce début ensoleillé d’octobre 1812, sans s’attendre à l’arrivée précoce des frimas peu de jours après : « L’automne est plus chaud à Moscou qu’à Fontainebleau… Ce terrible hiver de Russie ne fait peur qu’aux enfants ». La Grande Armée présente encore de belles unités, des chefs valeureux et une vieille garde imperturbable dans les épreuves, mais elle se révèle dès le départ mal équipée, maigrement approvisionnée et elle comprend désormais nombre d’éléments étrangers souvent fragiles et peu disciplinés. Rapidement, l’ensemble donne l’impression d’une immense cohorte hétéroclite comprenant des civils, des femmes, des enfants, des Russes « collabos », et encombrée d’un invraisemblable butin (« L’armée avait l’air d’une mascarade »). Dans ces conditions, la progression est lente le long d’un parcours qui mériterait ici d’être illustré par une cartographie plus généreuse, et la proportion augmente de vagabonds « hideux, noirs, répugnants ». En peu de jours, la famine et la vermine s’installent, la dysenterie fait des ravages, la neige se met à tomber à gros flocons, on dévore à peine abattus des chevaux exténués, on se « vole réciproquement », on abandonne les blessés après les avoir dépouillés, les rapports hiérarchiques s’effacent. Du fait des gaspillages et de l’inorganisation, les espoirs mis dans l’étape de Smolensk se transforment en « cruels désappointements ».
Et voilà comment, après avoir laissé échapper le solide ouvrage de Borissov et abandonné mal à propos les équipages de pont à Orcha, on doit se contenter de franchir la Bérézina au gué de Studianka. Dans l’imagination populaire, la rivière est un obstacle immense et tempétueux. En fait, en son cours supérieur, elle fait moins de 100 mètres de large et sa profondeur atteint à peine 2 mètres.
En outre, si les Cosaques procèdent à un harcèlement permanent, les généraux russes, et en premier Koutouzov, conservent quelques souvenirs cuisants de leurs rencontres avec l’outil napoléonien et évitent les batailles rangées malgré les admonestations d’Alexandre et une supériorité numérique de plus en plus évidente. C’est dire que dans d’autres circonstances le passage eut été un saut de puce pour les divisions de l’Empereur. Paradoxalement il ne fait pas assez froid, tout étant relatif, pour pouvoir marcher et rouler sur la glace, et le courant charrie des blocs redoutables ; les abords sont marécageux ; le bois de charpente fait défaut. De plus, les deux ponts restent déserts pendant de longues heures de nuit sous les yeux d’une masse découragée, rongée par la maladie, accrochée à quelque abri de fortune, répugnant à laisser sur place les quelques restes de pillage, avant qu’en d’autres moments des bousculades infernales empêchent l’accès.
Et pourtant, dans cette effroyable débâcle où « s’arrêter c’est mourir », on a finalement évité la destruction totale ou la capitulation. Le livre ne conclut pas sur une condamnation. On ne saurait mieux résumer l’affaire qu’en citant in extenso cette phrase : « Avec 25 000 soldats en haillons, mourant de faim et de froid, alourdis par 50 000 traînards, il (l’Empereur) a réussi à contenir 100 000 soldats russes et à passer avec les quatre cinquièmes de son monde à la barbe de l’ennemi ». Il est vrai que le chaotique mouvement a été couvert de façon héroïque par le « mur d’acier » dressé par une poignée de braves capables de lancer de furieuses contre-attaques sous des chefs comme Oudinot, Victor et l’admirable Ney.
Bonapartiste ou pas, le lecteur ne peut être que captivé par cette évocation inséparable de la légende napoléonienne. ♦