La dissuasion nucléaire française en question(s)
La dissuasion nucléaire française en question(s)
De tous les ouvrages que nous a offerts Pierre Pascallon en conclusion des colloques qu’il organise inlassablement, celui-ci, élaboré avec Henri Paris, est à nos yeux le plus important. Il traite de l’arme nucléaire qui, dans la conjoncture actuelle, fait beaucoup jaser, souvent à tort et à travers. Bonne occasion de remettre les idées en place ! Le titre intrigue d’emblée, assorti qu’il est d’un « s » ambigu, La dissuasion nucléaire française en question(s) : avec « s », il ouvre la porte à la discussion ; sans « s », il la ferme, suggérant que notre arme pourrait être abandonnée.
Il est frappant de constater que, la présentation de M. Pascallon exceptée, aucun des participants, ou presque, n’a osé mettre notre dissuasion « en question ». Il faut dire que les quarante intervenants réunis ici sont tous experts et beaucoup engagés dans l’action, ce qui ne dispose pas à la contestation. Il y a là tout ce qui compte en ce domaine : des commandants de forces, des directeurs d’étatmajor, des ingénieurs (concepteurs ou fabricants), des juristes et, bien sûr, les inévitables stratégistes et politologues. Ce gratin nucléaire nous présente un tra vail d’orfèvre sur « l’état de l’art », ses réalisations et ses promesses. La documentation est sans reproche, sur l’histoire de nos armes, leur situation présente, leurs perspectives tant sous-marines qu’aériennes, les avancées et les limites de la simulation rendue indispensable par l’arrêt des essais véritables, les coûts et les possibles économies. Tout cela est incontestable et ne prêterait pas à discussion si, parfois, un soupçon subversif n’inquiétait le lecteur : des moyens et de la stratégie, lequel est premier, lequel suit ?
Passons et venons au vrai débat : ce bel et terrible arsenal, pour quoi faire ? Et d’abord, dira l’affreux Jojo, le débat a-t-il lieu d’être, et d’être public ? Relancer la réflexion, c’est ce que souhaite le général Bentégeat, chef d’état-major des armées, cité en exergue, qui déplore la pauvreté actuelle du débat et appelle à « vulgariser » la dissuasion. Oserons-nous dire qu’il se trompe ? Osons : l’arme nucléaire n’est pas un sujet de conversation, c’est un objet à contempler. Trop parler nuit, peut-être même trop penser. Ce livre en fournit l’illustration. Voici les experts partagés en deux camps : celui des sages, pour lesquels la dissuasion est désormais « existentielle » ; celui des impatients qui, ne supportant pas cette passivité, rêvent de stratégies actives, dangereuse dérive. D’un côté les existentialistes, de l’autre les dérivants.
L’expression dissuasion existentielle, qu’emploient le général Delanghe et l’amiral Naquet-Radiguet, n’est pas nouvelle. Nous l’avons nous-même maintes fois employée, après d’autres (1). Elle convient exactement à l’arme nucléaire. L’affrontement Est-Ouest en avait brouillé l’évidence ; celle-ci revient au jour. « J’existe, dit la Bombe, et silence dans les rangs ». Bruno Tertrais rappelle opportunément que, le 30 octobre 1961, les Soviétiques avaient fait exploser la Tsar Bomba, dont les 60 mégatonnes se passaient de commentaires. Le nucléaire, dit Tertrais en un superbe raccourci, est « une langue morte ». Existentialiste pareillement, Pierre Condom condamne à l’avance tout usage de l’arme, fût-ce en riposte : on ne va pas « répondre à la folie par une autre folie » ; aussi Thierry Garcin, appelant à sauvegarder le « pouvoir horrifiant » de l’arme ; encore François Géré, constatant sobrement que « plus ça change et plus c’est la même chose » ; et Jean-André Galeyrand, pour qui « l’arme nucléaire doit rester inacceptable ».
Les dérivants sont aussi nombreux que les existentialistes. Soucieux de faire pièce aux proliférants et aux fous, ils apportent, sans le savoir, de l’eau à leurs moulins. Ainsi de ceux qui répètent – sous un illustre patronage il est vrai – que l’arme est instrument de prestige et de souveraineté, argument très fallacieux et très « proliférant ». L’amiral Boiffin, commandant la Fost, fait de « l’outil de dissuasion (…) l’expression visible et concrète d’une volonté politique » ; soit ! Encore faut-il préciser que ladite volonté est strictement négative : on ne me touche pas ! L’amiral Fages, ancien directeur des Centres d’expérimentations nucléaires, prône clairement la mise au point « d’armes de faible puissance et de haute précision », ce qui suppose qu’on les essaie, aux îles Kerguelen par exemple.
Mais nos deux camps ne sont pas si nets et, chemin faisant, quelques existentialistes se mettent à dériver. François Géré, pourtant puriste en doctrine, se félicite de ce que la dissuasion française ait gagné « en souplesse et subtilité ». Bruno Tertrais, pourtant analyste rigoureux, a depuis lors chaudement approuvé le discours de l’Île Longue (2). Le lieu de l’intervention du chef de l’État, nous y voilà, était bien choisi : repaire de nos sous-marins, l’Île Longue est le temple de l’idole nucléaire où officient les prêtres de l’existentialisme. On a pu comparer nos sous-mariniers à des Chartreux. La comparaison est pertinente. Las ! On sait désormais que le Président ne la trouve pas bonne.
Pour finir, c’est à Georges Le Guelte que nous décernerons la palme de la lucidité courageuse. Ce champion de l’existentialisme nucléaire réfute les arguments des dérivants, si haut placés soient-ils. Il va jusqu’à poser la question : « Faudra-t-il maintenir nos sous-marins en patrouille jusqu’à la fin des temps ? » et, eût-il pu ajouter, les Chartreux en leurs couvents flottants… ♦
(1) Cf. notamment notre Lettre à Lucien Poirier, Stratégique II/1983.
(2) Le Figaro des 21-22 janvier 2006. Dans Défense nationale et sécurité collective de mai 2006, le général Favin-Lévêque propose une analyse plus mesurée du « discours ».