American parano, Pourquoi la vieille Amérique va perdre sa guerre contre le reste du monde
American parano, Pourquoi la vieille Amérique va perdre sa guerre contre le reste du monde
Les lecteurs de notre revue connaissent Jean-Philippe Immarigeon, essayiste talentueux, subtil et vigoureux. Ils le retrouveront, dans cet ouvrage construit, avec un plaisir qu’agacera parfois une thèse trop entière, annoncée par un titre méchant et un sous-titre inquiétant. Il est vrai qu’en exergue Montesquieu nous rassure, affirmant qu’il ne convient pas d’épuiser un sujet. Résumons pourtant le propos : le 11 septembre 2001 n’a pas changé l’Amérique, il l’a démasquée, telle qu’en elle-même depuis le XVIIe siècle, engluée aujourd’hui dans ses archaïsmes. Sans importance ! L’Amérique est bientôt morte. Tocqueville, quelque peu malmené, sert de fil conducteur à la réflexion de l’auteur, dont la culture, il est vrai, vaut bien celle de son illustre prédécesseur.
Comme l’on sait, les premiers immigrants se sont retranchés du monde, fuyant vers l’île américaine. Séparés du monde, ils se séparaient aussi de l’histoire : à quoi bon ressasser le passé d’un monde sans avenir ? Ce choix fondamental, cet aveuglement volontaire (« Ils nient, dit Tocqueville, ce qu’ils ne peuvent comprendre ») a de redoutables conséquences. Le tableau qu’on nous peint de la société américaine inspire la commisération : l’université dispense un « enseignement de l’ignorance », villes et services sont dans un délabrement avancé, on n’y invente rien, la productivité y est bien moindre qu’en Europe, bref – tenez-vous bien – l’Amérique offre « l’image d’un pays industriel en voie de sous-développement ». Enfin, se retranchant du monde, les premiers Américains se coupaient aussi de l’homme des Lumières. Ces puritains emportaient avec eux une foi sévère que leurs descendants ont gardée : « Il manque toujours, tout autant qu’à l’Islam, un Voltaire à l’Amérique ».
Le 11 septembre, on l’a dit, n’a fait que dévoiler au monde la nature profonde de l’Amérique : contrôle sécuritaire, censure insidieuse mais omniprésente, doctrine de la guerre « préemptive », résurgence de la vieille haine de la France. Ce penchant « totalitaire » n’est pas, comme le craignait Tocqueville, le propre de la démocratie : c’est une spécificité américaine. Pour autant, on ne saurait en déduire, comme on le fait souvent, une visée impériale. L’Amérique ne possède ni la volonté ni la puissance nécessaire à la conquête du monde, perspective au demeurant sans consistance aucune.
Si le chapitre sur l’empire est le plus mesuré, le suivant est le plus dur : « Bagdad Café ». Il y a des raisons à cette sévérité. La guerre en réseau (Network Centric Warfare) est une aberration de technocrate : « C’est à la guerre de se couler dans le projet philosophico-politico-militaire des États-Unis ». « Gribouille à Bagdad » est le révélateur de l’impuissance de la force et annonce la déchéance américaine. Alors, un monde sans l’Amérique ? pas de panique, « un empire qui s’écroule ne fait pas boum, mais pschitt » et si l’Amérique n’est plus « l’avenir de la démocratie », l’Europe est « le futur du monde ».
Les Français sont très ignorants des mœurs américaines, ce en quoi ils ont des excuses tant ces insulaires sont étranges. Ce livre devrait susciter chez eux enthousiasme ou indignation, selon les préjugés du lecteur. Il y a, en effet, matière à discussion.
Si american parano il y a, french parano il y a aussi, puisque cette affection désigne « l’impossibilité de ne pas tout ramener à soi ». L’auteur cite, au début du chapitre 5, le texte admirable où Tocqueville décrit l’angoisse que lui inspire l’avenir de la démocratie : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux… ». Immarigeon conteste l’interprétation qu’on en fait généralement. Le despotisme doux que Tocqueville redoute ne serait pas lié à la démocratie, mais à la pratique qu’en font les Américains. Or qui ne voit que c’est en Europe, et singulièrement en France, que ce despotisme s’exerce le mieux, despotisme des médias et des correctement pensants.
L’auteur clôt son livre sur une affirmation bien rude : « Il ne s’est rien passé le 11 septembre 2001 à New York et à Washington que le début du déclin inéluctable et irrépressible de la vieille Amérique ». La phrase réjouirait Ben Laden. Un monde sans l’Amérique, cela fait froid dans le dos, non ? ♦