Revue des revues
• Europaïsche Sicherheit, n° 8/2006 : « Modèles de conflits postmodernes ».
Le Dr Adam (1) se penche sur les modèles de conflits postmodernes et le rôle que peut — et doit — y jouer la puissance militaire. L’ère des guerres de peuples s’est achevée, avec pour dernier avatar la course aux armes nucléaires. Alors, une puissance économique et une organisation supérieures étaient l’essentiel. On s’aperçoit aujourd’hui que nos adversaires n’ont guère de puissance économique mais possèdent des motivations culturelles et religieuses exacerbées. Les volontés s’affrontent surtout pour des questions de conscience de soi et d’identité. La dangerosité de l’islamisme vient moins de son ubiquité que de son idéologie inhumaine, incapable de faire des concessions. Raisonnant encore selon les anciennes catégories, on parle de « conflits asymétriques ». La formule de Clausewitz, « la guerre, cet acte de violence pour imposer sa volonté… » n’est plus à appliquer telle quelle : dans chaque cas, elle est à amender, à compléter et à préciser.
Trois stratégies sont envisageables :
- Le déni, qui prive l’adversaire de ses moyens de lutte (une « option américaine »).
- La dissuasion (2), fondée sur la rationalité escomptée du calcul de l’adversaire : il refusera une option comportant pour lui un risque inadmissible. Jouable dans une situation de duopole, elle est quasi-impossible à bâtir dans un monde multipolaire. L’Amérique a sans doute la capacité de « nucléariser » l’Iran et la Corée du Nord, mais il est douteux que cela la rapprocherait de son but stratégique final.
Une troisième est à tenter : prendre un ascendant sur la volonté de l’adversaire tel qu’il abandonne son intention de nous nuire. « Faire d’un adversaire un ami, but stratégique ultime qu’on n’obtiendra jamais par la menace ou l’emploi de la force seule ».
Au XXIe siècle, les grandes puissances militaires n’ont plus de divergences de nature à justifier une guerre, aussi celle-ci devient-elle très improbable. Au lieu de chercher à résoudre les conflits, on préfère les « geler » : Corée, Chypre, Cachemire, Taiwan…
Devenu une société « post-héroïque », on répugne à exposer la vie d’autrui et, plus encore, celle de ses propres troupes. On s’efforcera donc d’éviter les combats le plus possible. Au lieu que la troupe se camoufle, on lui donne des effets et des signes la rendant visible, comptant sur l’effet dissuasif qu’elle provoquera. « Être apte et décidé à combattre pour ne pas y être obligé » reste l’alpha et l’oméga de toute posture de demande crédible de sécurité. Dès sa préparation, toute opération militaire confère une rigueur logique à la perspective politique. Le but stratégique fixé ne sera atteint sans avoir à combattre que si les adversaires sont et restent convaincus profondément, et de nos capacités, et de notre détermination…
À l’avenir, le danger proviendra moins d’États organisés et surarmés que de zones troubles où l’État disparaît, où il n’y a plus ni ordre du droit, ni responsabilités clairement assumées. Éviter que leurs crises ne débordent chez nous impose d’aller les désamorcer sur place. L’action militaire ne pourra y rétablir que du rudimentaire et du provisoire, assez éloigné des normes occidentales habituelles. Elle donne du temps à des initiatives multiples, pas seulement militaires, pour remettre cet État sur pieds. Elle ne saurait servir d’ersatz à une politique diversifiée.
Dès que possible, la responsabilité de la sécurité et du développement ultérieur du pays est à transmettre à ses propres représentants. Sans quoi, les troupes venues pour porter de l’aide risquent d’être prises, le temps passant, pour des envahisseurs et des occupants. Restaurer une nation est une tâche des plus ambitieuses des conflits à venir. Ceux-ci seront si complexes que d’aucun « en viennent à regretter la guerre froide ». Que tout était simple alors ! Pas de décisions autonomes à prendre ; juste se tenir prêt à défendre le sol national sous la conduite des alliés. On sait à peu près ce qui nous menace aujourd’hui, pour demain, c’est moins sûr ; et après-demain, impossible de le conjecturer avec certitude. L’Otan opère maintenant essentiellement « hors zone » (de l’Alliance). Et c’est à nous seuls de décider si, où, comment, et avec qui nous voulons nous engager. Nul ne le fera à notre place. Insatisfaits du statu quo, nous voulons contribuer au cours de l’Histoire. À nous seuls alors de définir pour nos actions les critères de succès, sans les choisir trop élevés, car ce sera à nous ensuite d’atteindre les objectifs que nous nous serons fixés.
« Faire comprendre ce que nos hommes font dans l’Hindoukouch à notre population est compliqué car elle ne s’intéresse que médiocrement à ce qui se déroule là-bas, je crois pourtant profondément qu’ils y défendent notre sécurité, l’intérieure peut-être plus encore, que l’extérieure ».
Les défis posés à la politique se sont considérablement accrus : « Elle doit prendre des risques ; et faire des choix, car nos capacités et nos moyens sont limités ; ils ne peuvent sauver le monde entier ». « Je suis intimement convaincu que, si l’Allemagne entend participer à la maîtrise mondiale des crises, elle devra d’abord définir clairement ses valeurs et ses objectifs ; c’est à dessein que je n’emploie pas ici le mot intérêts ».
La société allemande doit développer un consensus beaucoup plus large des orientations et des buts à long terme de la politique étrangère et de sécurité, ainsi que des critères à retenir lorsque la maîtrise d’une crise comporte une perspective d’emploi de la force. « Impossible de demander à l’Otan d’adopter une nouvelle stratégie, d’être en toute première ligne dans la stratégie de sécurité de l’UE, et de se contenter de hausser les épaules si on nous interroge sur nos propres intérêts nationaux de sécurité » (3). ♦
(1) Cet amiral (cr) est un ancien Generalinspekteur (Cema) ; il préside actuellement l’Académie fédérale de politique de sécurité.
(2) « Le plus dérangeant dans les armes nucléaires n’est pas tant leur prolifération que la persistance d’arsenaux immenses, en cours de perfectionnement constant, sans qu’on sache bien les conditions dans lesquelles les États qui les jugent indispensables à leur sécurité les emploieraient. On pourra difficilement interdire durablement à d’autres de les imiter. Le traité de non-prolifération est important car il retarde ce mouvement. Il faut donc le conserver tant qu’on n’aura pas trouvé mieux. Mais il est exclu qu’il puisse devenir un principe définitif de l’ordre du droit international ».
(3) Extrait d’un compte rendu du colonel (er) W. Baach : « Colloque 2006 à Berlin de l’Association Clausewitz ».