Le militaire et la politique en Turquie
Le militaire et la politique en Turquie
Fortement documenté, appuyé sur de nombreux tableaux chiffrés, cet ouvrage arrive à point nommé, puisque le sujet de l’intégration européenne du pays occupe en ce temps les chancelleries et les gazettes. Or, deux éléments plus ou moins contradictoires sont régulièrement mis en avant dans le débat : d’une part, l’apport éventuel d’une population nombreuse et majoritairement musulmane susceptible de déséquilibrer les fondements culturels de l’Union ; d’autre part, la présence d’une armée puissante, gardienne vigilante de la doctrine laïque d’Ataturk.
Heureuse armée, elle est aimée du peuple dont elle est issue. Elle est bien équipée grâce à une aide américaine massive dans le cadre de l’Otan, bien formée, socialement choyée, pas brocardée et… bien payée : « à partir du grade de lieutenant-colonel, les officiers se placent (de ce point de vue) dans le peloton de tête des hauts fonctionnaires ! ». Certes beaucoup de vertus qu’on y relève sont valables pour toutes les armées dignes de ce nom et les travers (ou supposés tels) sont eux aussi fréquents, comme la part importante d’endo-recrutement, le fossé entre officiers et sous-officiers et la morgue des brevetés. Plus qu’ailleurs, tandis que l’héritage prussien a légué un sens aigu de la discipline tempéré par le paternalisme, le couple armée-nation fonctionne dans une « rhétorique exaltante ». On songe alors avec un brin de nostalgie à l’époque où l’on venait ainsi chez nous, naguère, applaudir à Longchamp les évolutions martiales, où le départ des conscrits se déroulait dans une « atmosphère de fête » et où l’on enseignait la valse (sic) dans les écoles d’officiers… Bref, là-bas, pour citer l’auteur, « chaque régiment se transforme en centre d’apprentissage et en école de bonnes mœurs rendant à la nation des citoyens instruits, probes, laborieux ».
Cet instrument militaire efficace, jadis à l’origine du mouvement « Jeunes-Turcs », tenta dès le XIXe siècle d’arrêter le déclin de l’Empire Ottoman et le « traumatisme de Sèvres » fut pour lui l’équivalent chez d’autres du « diktat de Versailles ». Il a pour mission, non seulement d’assurer la défense du territoire national contre les menaces extérieures, mais aussi de surveiller et de garantir à l’intérieur le fonctionnement des institutions et « l’intégrité de l’État ». Autrement dit, creuset de « l’identité nationale », il s’attribue un rôle d’arbitre. C’est au nom de ce système de valeurs et en fonction de son propre jugement, mais poussé le plus souvent par les crises économiques, les antagonismes sociaux et l’instabilité politique, qu’il est intervenu dans la dernière partie du XXe siècle à un rythme quasi décennal (1960-1971-1980…). Cedant toga armis !
À vrai dire, ce fût avec une relative modération – à condition de ne pas s’appeler Menderes – dans le « souci d’éviter des conflits fratricides » et en téléphonant son coup par des proclamations préparatoires ne laissant guère de doute sur le déclenchement. Il reste que la ligne politique n’est pas toujours claire (« le coup d’État du 27 mai 1960 était une parfaite réussite ; mais personne ne savait ce qu’on ferait le 28 »). On nous assure ici que le kémalisme invoqué en toutes circonstances (plus une attitude qu’une vraie doctrine) est « magnifié en mythe » et joue un peu le rôle du péronisme en Argentine. On nous rassure en même temps en poursuivant la comparaison sud-américaine : ici, pas de « caudillisme à la turca » ; il ne s’agit pas de « casser la démocratie mais de la réparer ». Le pouvoir militaire est volontairement transitoire. Néanmoins, à consulter les CV des chefs d’État et des Premiers ministres, on y trouve beaucoup d’uniformes.
Pour faire plaisir aux Européens, on démilitarisera… un peu. Encore faudra-t-il que s’estompent des habitudes bien ancrées et que les civils s’abstiennent désormais de « frapper aux portes des casernes pour résoudre les différends politiques ». ♦