Notre défense dans un monde en crise
Notre défense dans un monde en crise
Ce livre est un livre d’histoire. Histoire récente certes, mais qui relate une période bouleversante : « de 1960 à nos jours ». C’est qu’on s’en est vu, nous autres anciens ! et Michel Forget, plus jeune, aussi : il volait sur T6 en Algérie, il a commandé l’opération Lamentin en Mauritanie et la Force aérienne tactique pendant quatre ans. Il s’est beaucoup intéressé à la dissuasion nucléaire, qu’il a souvent présentée aux auditeurs de l’IHEDN. De la compétence, de l’érudition même, résultent une sûreté de jugement et une juste mesure que l’on trouve trop rarement dans les écrits du genre. Suivons donc cet excellent guide.
Le plan est chronologique et la chronologie se rattache aux cinq présidents successifs de notre République, tous chefs des armées et responsables du maniement de la menace nucléaire. Celle-ci, en effet, plane sur l’histoire de ces quarante-cinq dernières années. Le récit qu’en fait l’auteur met en lumière l’effervescence intellectuelle qu’a suscitée l’arme française et qui rend ridicule l’affirmation maintes fois reprise par les stratèges nouveaux d’une stagnation de la pensée stratégique, qu’ils disent alors bloquée par le catéchisme dissuasif. L’arme nucléaire est, certes, bête et méchante ; mais elle l’est tellement que la « crédibilité » de la menace fait tout le problème. Problème très lourd pour les Américains, prétendant protéger l’Europe et contraints à élaborer une « réponse flexible ». Problème pour la France aussi et ses cinq présidents. Michel Forget rappelle sans pitié que M. Giscard d’Estaing a dérogé, dévoilant dans ses Mémoires qu’il s’était juré de ne jamais déclencher le feu infernal. L’auteur eût pu ajouter que M. Mitterrand avait commis plus grave faute, déclarant avant de prendre ses fonctions qu’il faudrait plus de courage au président pour renoncer que pour appuyer sur le bouton rouge. Quoi qu’il en soit, c’est bien – et peut-être le livre ne le souligne-t-il pas assez – la « crédibilité présidentielle » qui est en jeu dans la longue querelle des armes anti-forces et de leur faire-valoir. Les baptêmes successifs en témoignent, arme nucléaire tactique, ultime avertissement, arme préstratégique. La mentalité de chaque président s’y inscrit : Valéry Giscard d’Estaing mettra l’accent sur la bataille initiale des forces de manœuvre (ce dont l’Armée de terre lui fut reconnaissante) et François Mitterrand cherchera à dissocier autant qu’il est possible engagement des forces et usage de l’arme nucléaire, la vulgate socialiste rejoignant l’orthodoxie nucléaire de la non-bataille.
À la fin des années 80, la conjoncture qui justifiait le face-à-face nucléaire, brusquement, se défait : Gorbatchev est là, l’URSS est à l’agonie. C’est l’occasion pour Michel Forget de s’interroger, indiscrètement, sur l’épouvantail que représentait l’Armée rouge, laquelle s’est effondrée en même temps que l’empire. Sans doute était-elle bien malade ; les alarmes de l’Occident n’en étaient pas moins justifiées. L’auteur se tient entre deux : ni Garder ni Sanguinetti. Tout au plus regrettera-t-on sa discrétion sur l’IDS du président Reagan, que beaucoup considèrent comme décisive dans la « victoire » de l’Ouest.
Plus d’Union soviétique, donc, et le président Mitterrand doit affronter l’après-guerre froide. S’annoncent de nouvelles menaces, moins effrayantes sans doute, mais plus subtiles et partout répandues. Si Michel Forget est un maître en matière nucléaire, il ne l’est pas moins dans l’analyse des conflits étranges dont notre pays s’est mêlé. Voici la guerre du Golfe et les coquetteries françaises aux côtés du leader américain ; les Balkans, l’entrée en scène balourde de l’ONU et le drame qui s’est ensuivi en Bosnie ; le Kosovo, où l’orfèvre en stratégie aérienne recommande de ne pas prendre pour modèle le tout-aérien qui a là obtenu le succès ; l’Afghanistan enfin, anti-Kosovo en ce qu’à terre, l’Alliance du Nord était à pied d’œuvre pour exploiter les frappes américaines.
On se permettra de suivre de moins près les évolutions des organismes internationaux qui concourent à notre sécurité. Elles sont très précisément relatées, mais l’auteur reconnaît lui-même que ces organisations sont complexes et sans cesse remaniées : ONU, CSCE, OSCE, UE, UEO, Otan, cela fait beaucoup de sigles et peu d’efficacité. La France s’y embrouille, soucieuse de sauvegarder son autonomie entre Union européenne et Otan et feignant de croire à l’avenir d’une Europe-puissance qu’elle est seule à imaginer.
La fin du parcours approche. Une récente émission de télévision, traitant de notre défense, était baptisée « L’armée de Chirac ». Cette armée-là est l’objet de la quatrième partie du livre. Trois décisions majeures, en effet, la marquent : professionnalisation des armées, ultimes essais nucléaires, modèle d’armée 2015. Quelques « cactus », hélas, font de l’ombre à ces importantes mesures : déplorable gestion financière, rupture du lien armée-nation, engouement excessif pour une Europe mythique.
La période Chirac touche à sa fin. Le livre aussi, qui se termine sur une prospective. Après le 11 septembre 2001, « les choses se compliquent » encore : États défaillants ou perturbateurs, islamisme radical (on eût aimé en lire davantage sur cette menace-là, comme sur la guerre d’Irak qui lui est liée), prolifération, voilà qui mérite une réflexion de fond, à laquelle l’auteur nous invite. L’avenir de notre dissuasion ne saurait y échapper. Le discours de l’Île Longue, que l’auteur présente avec quelque indulgence, n’a pas clos le débat : il l’a ouvert. Michel Forget semble souhaiter (p. 386) que le débat ait lieu sur la place publique. Ce serait imprudent, l’arme d’épouvante ne supporte pas la lumière.
La dernière phrase du livre est un juste hommage rendu à nos dirigeants et à nos armées. Les uns et les autres ont su faire face aux rudes épreuves que « ces quarante années d’histoire » leur ont imposées. ♦