Le bourbier ivoirien
Le bourbier ivoirien
Le reportage est vivant, complet sérieusement étayé. Le style est forcément un peu journalistique que ce soit dans la relation très enlevée des événements, dans quelques formules accrocheuses du genre « le petit monde militaire où il est de bon ton d’éreinter ses chefs », ou dans le jugement sur les hommes (et quelques femmes), y compris sur nos proconsuls successifs risquant à tout moment de se brûler les ailes. Le seul inconvénient de l’entreprise pour le lecteur contemporain est que le texte s’arrête en mai 2005, alors que rien n’est réglé. C’est comme si on jugeait un tour de France après les Pyrénées mais avant les Alpes (ou l’inverse). Mais il reste vrai qu’un panorama étendu sur près de quatre ans permet d’établir un constat éclairant, de dégager nombre de constantes et de poser pour la suite des questions pertinentes, même si incidents divers, disparitions et démissions se sont multipliés depuis, sans oublier le malencontreux dépôt de déchets toxiques à Abidjan.
Le déclenchement de l’affaire apparut comme un coup de tonnerre dans le ciel jusque-là serein de la « perle de l’Afrique de l’Ouest… poumon économique de la région » où, sous la bienveillante férule d’un vieux routier du Parlement et du gouvernement français, l’amenée du pavillon ne semblait pas avoir affecté outre mesure le circuit prospère de la marchandise ni le stationnement confortable de quelque 50 000 expatriés. Jusque-là, malgré la corruption généralisée, les tensions entre ethnies et les querelles sur la notion d’« ivoirité », on dormait en gros à Paris sur ses deux oreilles à propos de ce pays, ce qui explique peut-être selon l’auteur certaines lacunes, au moins initiales, notamment dans le domaine du renseignement.
Au plus haut niveau, la France entend prendre ses responsabilités, mais montrer en même temps qu’elle ne se positionne plus en gendarme de l’Afrique, tout en surveillant les agissements de Washington plus présent qu’auparavant dans la région. À Marcoussis, le souci d’aboutir à tout prix débouche sur l’ambiguïté et les mesures d’application concrètes ne suivent guère. Sur le terrain, tout est compliqué et le temps qui passe n’éclaircit rien, qu’il s’agisse du perpétuel « double jeu » de Gbagbo, du « comportement équivoque » des forces ivoiriennes gouvernementales, de l’anarchie chez des rebelles peu imprégnés de culture classique et pour qui « la kalachnikov reste le principal moyen de subsistance », ou encore de l’attitude de certains contingents onusiens « fonctionnant sur le modèle des grandes compagnies du Moyen Âge ».
Les nôtres disposent d’une supériorité technique évidente et d’« une bonne expérience des pays en crise », mais ils sont soumis à une ambiance délétère faite de palabres, d’accrochages soudains, de manifestations plus ou moins spontanées, d’intervention de mercenaires… et sont soupçonnés en outre d’un jour à l’autre de partialité au profit d’un des camps. Leur comportement semble avoir été digne d’éloges, notamment en ce qui concerne la capacité d’adaptation et la discipline de feu. Signalons à ce sujet l’intéressant exposé de la préparation à sa mission de la 3e BM depuis la métropole.
Attendons donc la suite, mais sera-ce la fin ? Charles Maisonneuve, qui aura s’il le veut bien encore bien des mois, voire des années, à nous raconter sur le même thème, termine cette relation d’une période tumultueuse au cours de laquelle, au moins, « la crise n’a pas dégénéré en génocide », sur quelques pages de conclusion qui nous ont paru d’un remarquable intérêt : « le pire est peut-être à venir… le risque de contagion régionale n’est pas à écarter… la stratégie des petits pas laisse craindre une normalisation en trompe-l'œil ». La licorne a encore bien des tâches à accomplir. La légende, jadis, voulait que son appendice frontal ait la vertu de neutraliser le poison. Le remède sera-t-il efficace au XXIe siècle ? ♦