La face cachée du pétrole
La face cachée du pétrole
Éric Laurent n’est sans doute plus à présenter ; ses « enquêtes à succès » sont là pour le démontrer. Prenons, à titre d’exemple, le documentaire Le monde selon Bush, basé sur son livre Le monde secret de Bush, réalisé avec William Karel, et qui a bénéficié dès 2004 d’une audience importante. En 2006, le journaliste du Figaro, directeur d’édition chez Plon, a cette fois publié cette « enquête d’une vie », où il utilise différents entretiens ainsi que différents voyages qu’il a pu effectuer dans le monde entier durant sa carrière, concernant la question sensible des hydrocarbures. La documentation qu’il présente à l’appui de ses arguments est, elle aussi, assez intéressante.
Dans cet ouvrage, l’auteur évoque la considérable puissance des compagnies pétrolières anglo-saxonnes, en particulier les « sept sœurs » américaines, issues du démantèlement de la Standard Oil de John D. Rockefeller. Selon lui, ce sont elles qui manipulent les prix du baril de pétrole depuis leur apparition, c’est-à-dire depuis près d’un siècle. L’Opep, apparu en septembre 1960, n’y pouvant en fait pas grand-chose. Liées de manière organique au pouvoir politique des États-Unis (liens, par exemple, entre les Saoudiens et la famille Bush, ou entre le vice-président Dick Cheney et les firmes liées au pétrole, comme Halliburton), elles semblent avoir fait primer au cours du XXe siècle leurs chiffres d’affaires sur l’économie américaine qui, loin s’en faut, ne s’en tire pas si mal. Si les prix du baril s’enflamment, l’économie américaine vacille, mais leurs bénéfices croissent alors considérablement. A contrario, les gouvernants américains peuvent les utiliser pour maintenir les prix à la baisse, et ainsi faire s’écrouler l’économie d’un géant comme l’URSS. Or, à la fin des années 80, l’URSS n’avait plus la possibilité de vendre suffisamment d’armes pour compenser cette baisse, ses principaux clients étant, eux aussi, des producteurs de brut : Iran et Irak financièrement épuisés par la guerre, et Libye.
Suggérant d’établir un lien entre ces deux derniers phénomènes, l’écrivain explique aussi le rôle que tient le pétrole dans les guerres américaines en Irak, depuis au moins la planification de « Tempête du désert ». Car l’Irak aurait pu, il y a une quinzaine d’années, devenir le premier producteur mondial de pétrole, et ainsi menacer l’approvisionnement en brut de la première puissance économique mondiale. Mais les dirigeants américains et les « Sept sœurs » ne souhaitaient pas que le mode de vie américain, que l’on pourrait qualifier d’insouciant, ne changeât d’un iota. À ce propos, les Américains pourraient, demain, s’orienter davantage vers l’Afrique de l’Ouest, un peu plus stable d’un point de vue sécuritaire et dont on dit que ses ressources sont « prometteuses ».
Point important que ne néglige pas Éric Laurent : le volume des réserves de pétrole dans le monde. Il affirme en effet qu’il ne faut pas se fier aux déclarations trop optimistes, car les réserves vont s’épuiser très bientôt, comme l’affirment les partisans des théories sur le « pic pétrolier » de Marion King Hubbert (dont l’auteur parle, il est vrai, assez peu). On consomme actuellement beaucoup plus de pétrole qu’on ne découvre de nouveaux gisements, ce qui est une situation à la fois inédite et dramatique. Les chiffres d’extraction seraient volontairement gonflés par les compagnies, afin que celles-ci conservent un haut niveau d’actifs, ainsi que par les pays producteurs, qui cherchent à ne pas perdre les investisseurs présents dans leurs pays.
Enfin, il rappelle combien la responsabilité des compagnies pétrolières dans le phénomène croissant de réchauffement climatique est grande, alors que ces dernières ne semblent toujours pas vouloir s’en préoccuper. Et, surtout, que les troubles climatiques à venir deviendront sources de conflits fréquents entre les hommes (autour de l’eau, de l’alimentation, et de l’accroissement des migrations). Si le Pentagone semble désormais préoccupé par cette question relevant de la sécurité nationale, la Maison-Blanche, dirigée quant à elle par des « pétroliers », continue de fermer les yeux sur cette question. Le protocole de Kyoto n’a toujours pas été signé par Washington…
Une question revient cependant souvent au cours de la lecture de cet ouvrage : s’il s’épanche sur les compagnies anglo-saxonnes et sur les dirigeants américains, pour quelle raison Éric Laurent n’évoque-t-il jamais, sinon de manière symbolique, le rôle des compagnies pétrolières françaises, que sont Elf et Total, aujourd’hui réunies dans un seul et même groupe pétrochimique, et dont l’influence en Afrique, au moins, n’a pas du tout été négligeable ? Ses connaissances en la matière ne sont sûrement pas nulles, et, s’il a choisi de ne rien dire, cela n’est peut-être pas sans raison.
Quoi qu’il en soit, si l’on peut substituer d’autres énergies au pétrole (et encore Éric Laurent n’y croit pas trop, tant les progrès en matière d’énergies alternatives sont lents et peu encouragés), qu’en est-il de la matière première pétrole, extrêmement récurrente dans nos industries ? D’autres enquêtes s’imposent : avons-nous commencé à chercher des matériaux ou des techniques alternatifs au pétrole dans les domaines médicaux, dans la chimie, dans l’agriculture ? Les enjeux liés à l’or noir sont plus importants qu’on ne le pense ou bien qu’on ne le dit. Il serait sans doute temps d’y réfléchir avec une réelle préoccupation, car il en va sûrement de la survie de notre économie, et peut-être autant de notre civilisation. ♦