La guerre de Crimée
La guerre de Crimée
Malgré une présentation un peu revêche, une typographie n’ayant rien d’exaltant et une cartographie réduite à l’indispensable, l’ouvrage retient l’attention du lecteur.
Après un siècle et demi, Alain Gouttman vient rappeler que la guerre de Crimée ne se limita pas à l’assaut de Malakov et à l’exclamation, sans doute apocryphe, de Mac Mahon. La preuve en est que, sur un total de plus de 400 pages, les Alliés ne débarquent dans la péninsule qu’à la page 205 du livre et ne lancent la première attaque directe qu’à la page 240. Fort opportunément pour la compréhension du sujet, l’auteur remonte en effet à ses lointaines causes politiques, stratégiques et religieuses. Prenant le parti de Napoléon III, quitte à contredire plusieurs de ses (anciens) confrères, il fait apparaître, à travers ces documents diplomatiques qui sont autant de chefs-d’œuvre de littérature alambiquée et doucereuse, son « habileté et sa clairvoyance… un esprit de conciliation poussé jusqu’à l’extrême limite » face à un Tsar borné. Voilà qui explique justement la lenteur d’évolution de la crise et, pendant plus d’une année, la série de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « gesticulations », tant depuis la base arrière de Gallipoli qu’à Varna où, dévorée par le choléra, « l’armée se consume dans l’inaction ».
Le déroulement des opérations préalables, puis du siège de Sébastopol, choisi finalement comme « point vulnérable du géant au ventre mou » (mais non moins redoutablement fortifié) est analysé ici en détail, concernant aussi bien l’investissement patient d’une place jugée au départ imprenable (et en outre jamais totalement coupée du reste du territoire russe) que les batailles furieuses, mais non décisives : l’Alma où, faute d’exploitation, « on visait Austerlitz, on aura la Moskova », Balaklava, Inkerman, Traktir… Comme le sera la guerre russo-japonaise, celle de Crimée amorce une transition sur le plan militaire : le débarquement près d’Eupatoria, depuis l’armada de 356 navires, est un modèle d’organisation annonçant les opérations combinées, tandis que le labyrinthe des tranchées, les coups de main nocturnes, la guerre des mines… font déjà penser à 14/18. On notera également la place tenue par les appuis : c’est par centaines que tirent les canons, y compris ceux des escadres ; l’expert de la défense est le sapeur russe Todleben, face chez nous à Bizot et à Niel.
Il y a de quoi être confondu par la bravoure au feu, des deux côtés. En dépit du froid, de la maladie, de l’eau polluée, des rations réduites, le courage sous la mitraille et l’enthousiasme dans l’assaut sont évidents, chacun dans son style : le Français débrouillard et gouailleur, l’Anglais flegmatique et professionnel, le Russe tenace et « doté d’une invraisemblable capacité de souffrance », le Turc résigné et sous-équipé… et bientôt le Sarde de Cavour effectuant une entrée intéressée. Le taux de pertes est effroyable ; le soutien sanitaire est insuffisant, la doctrine du « zéro mort » n’a pas été inventée et Henri Dunant n’a pas encore parcouru les champs de bataille. Alors, « armée de lions commandée par des… ânes » ? Les « généraux d’Afrique » présentent certes des défauts : « plus de caractère que de réflexion » chez Saint-Arnaud, l’inverse chez Canrobert, le côté butor chez Pélissier. Il faut dire que les interventions et les impatiences de l’Empereur qui n’est pas face à Pratzen mais dans les ors des Tuileries, sont une sérieuse cause de cafouillage. Il reste des fautes de commandement flagrantes, liées souvent à des ordres imprécis ou déformés. Le plus bel exemple en est la charge de la brigade légère, magnifique mais « démentielle… aussi meurtrière qu’inutile ». Mais il est vrai que dans ce cas nous nous trouvons dans le camp britannique. Gouttman étrille nos alliés, leurs insuffisances, leurs retards exaspérants, le snobisme des lords, sans oublier ce « vieil imbécile » d’amiral Dundas.
La Crimée ne fut pas une petite expédition secondaire. Il est juste que plusieurs voies parisiennes portent des noms rappelant l’héroïsme des lignards, chasseurs, turcos, canonniers, sapeurs, marins… qui effacèrent le souvenir de Waterloo au cours de la « dernière guerre chevaleresque ». Celle-ci entraîna des conséquences majeures, notamment l’application du principe des nationalités (« le mal qui nous a perdus » confiera un jour Eugénie) et le rapprochement franco-russe. ♦