Trafalgar, 21 octobre 1805
Trafalgar, 21 octobre 1805
Dans le choix des batailles qu’elles célèbrent, nos armées font parfois preuve de préférences morbides. 2005, année bien choisie pour la parution de ce livre, en est une nouvelle illustration. Le plus prestigieux de nos navires alla croiser sous les côtes anglaises pour commémorer Trafalgar, cependant que le bicentenaire d’Austerlitz passait à la trappe, pour cause d’esclavage, dit-on. Or, Trafalgar 21 octobre 1805, Austerlitz 2 décembre de la même année, le rapprochement de ces deux dates est lourd de sens.
Ayant renoncé au grand dessein d’un débarquement outre-Manche, l’Empereur n’a plus d’yeux que pour Vienne. L’amiral Monaque, homme de mer qui signe cet ouvrage magistral, a quelque raison d’en vouloir à notre Napoléon. Non que celui-ci se soit désintéressé de sa marine. Il y fut même trop attentif, accablant ses amiraux d’ordres personnels au gré de ses impulsions.
Ainsi en va-t-il de ce que l’auteur appelle les opérations préliminaires, où l’empereur manœuvre ses escadres des Antilles aux côtes européennes, dans une incohérence dont on a fait porter, à tort, la responsabilité au malheureux Villeneuve.
Mais c’est dans le désastre qui a fait de Trafalgar un « coup » proverbial que la responsabilité de l’empereur est le plus engagée. Le grand dessein abandonné, ne sachant trop quelle mission donner à la flotte franco-espagnole bloquée à Cadix par les Anglais, il prescrit à l’amiral de Villeneuve, qu’il exècre et qu’il a décidé de remplacer, de sortir de sa rade et d’aller faire diversion en Méditerranée. Ruse machiavélique puisque, dit-il à son ministre, Villeneuve est trop pusillanime pour exécuter cet ordre suicidaire. Hélas ! l’amiral, qui sait tout cela, obéit, en une sorte d’amer défi qui n’est pas sans grandeur. L’amiral Rosily, désigné pour remplacer Villeneuve, arrive à Cadix par voie de terre deux jours après la bataille. Que se serait-il passé si une voiture défaillante ne l’avait retardé ?
Voilà donc Villeneuve et Nelson face à face. On ne saurait imaginer deux chefs plus dissemblables. Dans l’art du commandement, le juste partage est rare, entre l’intelligence et le caractère. Villeneuve possède l’intelligence, Nelson le caractère. Villeneuve est lucide et compétent, mais modeste, et ce triste sire ne saurait enthousiasmer ses équipages. Nelson est sans culture, ce fat n’est pas un gentleman, mais, borgne et manchot pour faits de guerre, c’est, dit l’auteur, « un tueur », hargneux envers l’ennemi et plein de sollicitude pour sa « bande de frères », ainsi qu’il désigne, à la façon de notre Bigeard, des subordonnés qui l’adorent. Entre ces champions désaccordés va se livrer un duel à l’antique : les vaisseaux qui portent leur marque se canonneront à bout portant. Jusque dans la mort ils se distinguent : Nelson tué sur sa dunette, Villeneuve, rentrant de captivité, se suicidant dans une auberge rennaise.
Le récit que fait Rémi Monaque de la bataille est proprement bouleversant. Point tant pour la tactique, laquelle reste sommaire, conditionnée par le tir des bordées, qui se fait à la perpendiculaire de la route du navire. D’où il résulte que les flottes ont coutume de suivre des routes parallèles permettant à chacune de faire sans fantaisie usage de ses canons. Certes, Nelson veut en finir avec cette routine : il veut naviguer droit sur la ligne adverse, la rompre et en venir à la mêlée. Ainsi à Trafalgar vit-on, en un « suspense » digne de notre cinéma, les colonnes de Nelson, par la petite brise qui régnait ce jour-là, s’approcher lentement vent arrière de la ligne de Villeneuve, offertes à la canonnade adverse sans pouvoir riposter, équipages couchés à plat pont, jusqu’à ce que, ligne rompue, le combat de contact que veut Nelson se déclenche, terrible. Comme on l’a dit, l’amiral anglais y trouvera la mort : son Victory aborda le Formidable et faillit être pris ; c’est de la hune d’artimon du Formidable qu’un soldat inconnu tira la balle qui tua Nelson.
Nous élevant un instant au-dessus de la mêlée, comment ne pas en voir l’aspect surréaliste ? Surréaliste cet affrontement, où l’on détruit à coup de boulets ces grandioses objets d’art que sont les vaisseaux de l’époque. Surréaliste aussi la fin d’un navire, forcé par ses adversaires en une sorte d’hallali et dont le commandant évalue, en fonction du nombre de ses morts, le moment où il pourra, sans déshonneur, amener le pavillon. Surréaliste encore le sort de ces quatre vaisseaux capturés par les Anglais – et parmi eux le Bucentaure de Villeneuve – malmenés par la tempête qui suivit la bataille et dont les officiers reprennent le contrôle, faisant valoir auprès de l’équipage de prise que celui-ci n’est plus en mesure d’assurer leur sécurité.
L’auteur décrit avec une précision d’expert les équipages que forment marins et soldats et la hiérarchie qui les ordonne, dont les gabiers sont l’aristocratie et, au sommet de celle-ci, ceux qui cabriolent sur les vergues d’en-haut et que les Anglais appellent topmen. Cependant que, dans les entrailles du navire, s’activent à grand-peine et grand risque les damnés de la batterie, maîtrisant des canons que le recul transforme en bêtes fauves : « 200 hommes en enfer ». On comprend ici que la guerre navale est affaire virile, que la discipline, humanisée en France par la révolution, reste féroce dans les équipages anglais et que, si le courage et l’honneur sont bien partagés, l’entraînement des équipages fait la différence : les Anglais, toujours à la mer, surclassent des Français souvent contraints, sur rade, à l’inaction.
Comme le savent tous les combattants, l’horreur ne se surmonte pas sans humour. L’amiral Collingwood, au matin de la bataille, fait en bas de soie la revue de son bâtiment. Il croise un lieutenant botté. « Vous ferez bien, Monsieur, de vous chausser comme moi. Ce sera faciliter le travail du chirurgien ». ♦