Les manipulations judiciaires de la Grande Guerre
Les manipulations judiciaires de la Grande Guerre
Le Tigre est réputé avoir dit : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ». Il s’avère que pendant la Grande Guerre et au cours des quelques années qui ont suivi la victoire les accents d’un « Sambre-et-Meuse » expéditif scandé par Clemenceau ont résonné dans les prétoires, tandis que la presse sonnait l’hallali et que le public applaudissait au verdict. Or, à l’époque, la conclusion risquait fort de s’exprimer à la satisfaction de la foule par les termes évocateurs de « poteau » et de « douze balles ».
En disséquant par le menu le déroulement de procès dont les plus célèbres, encore cités de nos jours, visèrent Bolo Pacha, l’équipe du « Bonnet rouge » et le doublé Malvy-Caillaux où le premier offrait surtout l’occasion d’atteindre le second, feu Léon Schirmann fait apparaître les à-peu-près de la procédure menée par le couple infernal Bouchardon-Mornet. Ce dernier, après avoir eu la peau de Mata Hari (alors que, selon ses propres dires, il n’y avait dans cette affaire « pas de quoi fouetter un chat ») et avant de tenter plus tard d’avoir celle de Philippe Pétain en dépit d’un malencontreux serment prêté sous Vichy, s’acharne jusqu’à aller « dans la boue chercher des preuves pour faire tomber la tête d’un traître ». L’auteur apporte une foule d’exemples de témoignages bidon provenant d’intermédiaires véreux, de preuves suspectes tirées de documents mal traduits ou mal décryptés, de pressions destinées à bâillonner la défense… En fait, la présomption d’innocence est inversée et « l’instruction se fait uniquement à charge ».
Il n’est pas impossible, il est même probable qu’étant donné la situation militaire vers 1917, il était tentant face à l’opinion d’expliquer l’échec de nos offensives par des trahisons à réprimer sans faiblesse, grâce à l’inflexibilité de l’appareil judiciaire. Au-delà des faits dénoncés par l’auteur sur un ton polémique dont on lui laissera la paternité, notamment contre l’Action Française, le fougueux Léon Daudet et les relents d’antisémitisme, la consultation de ce livre est de nature à susciter bien des questions : d’abord, fallait-il s’apitoyer sur le sort d’une poignée de personnages souvent douteux et vénaux, rarement innocents à 100 %, au moment où la fleur de la jeunesse française était fauchée par milliers sur les pentes du chemin des Dames et autres lieux ? La vie humaine était alors un bien précaire et révocable.
Ensuite, était-il absolument condamnable et immoral, après des années de lutte, de prendre des contacts, en particulier dans l’accueillante Suisse, en vue de faire cesser l’hécatombe, à partir du moment où il s’agissait de « sonder et non de seconder » et de ne pas recevoir de subsides de l’ennemi ? Verdun et la Somme avaient alors achevé de montrer tout à la fois la valeur des combattants et l’étanchéité des fronts. Caillaux, cassant, orgueilleux, ambitieux, avait-il totalement tort, en dépit de ses dénégations, de penser qu’il était temps d’en finir et d’admettre que les responsabilités du déclenchement du conflit étaient partagées ? Fallait-il, face aux jusqu’au-boutistes, identifier pacifisme et trahison ? Les Allemands n’ont-ils pas recherché en 1918 une sorte de match nul en vertu d’une interprétation erronée des quatorze points de Wilson ? Bientôt, un siècle nous séparera de cette période faite de beaucoup d’héroïsme et d’une (importante) pincée de petitesses. ♦