Les frontières du Jihad
Les frontières du Jihad
Jihad ! Que d’erreurs ont été commises en ton nom et sur ton nom ! On le traduit allégrement par « guerre sainte » commence Jean-Pierre Filiu, historien, et arabisant, professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris. Pourtant le jihad militaire, qu’il soit offensif ou défensif est moins noble que le grand « jihad », le travail piétiste, voire mystique du musulman sur lui-même pour atteindre les niveaux les plus sublimes de la foi.
Comme l’hébreu, l’arabe est une langue trilitère, ses mots étant issus d’une racine à trois consonnes non vocalisées. La racine « j-h-d » est fondamentalement celle de l’effort (jahad), avec ses nuances positives (assiduité, zèle) et négatrices (fatigue, peine). La troisième forme de cette racine qui indique celle du but, de l’intention, de l’orientation, produit le verbe jâhada, qui renchérit sur le thème de l’effort, avec le sens de lutter contre les difficultés, ou de « militer ». Son substantif est jihâd, notre jihad, très marqué par cette notion d’application volontariste contre les obstacles. La lettre arabe « jim » équivaut à notre « j », or elle se prononce « guim » en Égypte, mais « djim » en Afrique du Nord. D’où notre tendance à épeler djihad qui a donné naissante à « moudjahiddines », les humanitaires français en Afghanistan ayant appelé ceux-ci familièrement en écho de Barbés ou de la Casbah les « moudje ».
L’empire ottoman, au XVIe siècle a mené les dernières campagnes offensives du jihad de conquête qui l’on conduit aux portes de Vienne, ce qui explique peut-être pourquoi l’Autriche est un des opposants les plus déclarés de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. On associe d’autre part volontiers jihad au terrorisme. Or, cette liaison ne date que du 6 octobre 1981, date de l’assassinat d’Anouar El Sadate par un commando militaire ne lui ayant pas pardonné d’avoir été le premier chef d’État arabe à avoir signé un traité de paix avec Israël. L’organisation du jihad islamique émerge deux années plus tard au Liban et commettra les deux attentats suicides contre les contingents militaires français et américain.
Pourtant le vrai jihad, celui qui fait question actuellement a pris racine en Afghanistan sous le mode du jihad offensif contre l’occupation soviétique. Cette internationale du jihad ne contribua en rien à la défaite des armées soviétiques, œuvre des combattants afghans, mais elle en revendiquera la gloire aux dépens des premiers. Par une opération de propagande qui ne fera que croître les combattants arabes, pour la plupart, ont dévalorisé le jihad territorial et défensif des moudjahiddines pour promouvoir leur jihad aussi offensif que global. Cette articulation entre local et global, défensif et offensif constitue l’une des grilles d’analyse originale du livre.
C’est sur ce thème, que les nomades du jihad global ont parasité les combats menés en Bosnie à partir de 1992, en Tchétchénie à compter de 1995, soit un an après le début de la première guerre tchétchène ou au Cache mire. Partout ils se heurtèrent aux combattants d’une lutte localisée, nationale. Ils se retrouvèrent en Afghanistan, à partir de 1996, pour constituer avec Al-Qaïda (la base, idéologique et territoriale) la première organisation dédiée au jihad global. La mobilisation internationale contre le terrorisme priva le jihad global de son sanctuaire afghan et taliban. Al-Qaïda s’est retiré sur les confins afghano-pakistanais avant de reprendre la conquête d’un territoire de substitution, qu’elle trouva après l’invasion américano-britannique en l’Irak.
Jadis confiné à la périphérie de l’islam, le jihad global a pu ainsi se ressourcer au centre du Moyen-Orient, d’où il espère déborder sur la Syrie, la Jordanie et sa cible principale La Mecque. Pourtant l’image n’est pas si claire car trois jihad coexistent en terre irakienne. La première, conquise par l’islam, et ancien berceau de tant de jihad. Celle des sunnites locaux qui mènent une double guerre contre l’occupant américain et les chiites. Ils ne tolèrent que temporairement la présence des jihadistes globaux qu’ils cherchent à instrumentaliser alors que ces derniers leur rendent la pareille en tentant d’implanter dans le triangle sunnite un jihadistan, solide et pérenne. Quant au troisième jihad, le chiite, il combat férocement les deux premiers même s’il conclut des alliances locales et temporelles.
Al-Qaïda apparaît loin de régner en maître dans ce champ du jihad qui comporte tant de ramifications. Ici apparaît certainement, une des césures principales entre les deux mouvements. Traditionnellement le jihad a évolué aux cours des siècles principalement sur des territoires à défendre, à libérer, à neutraliser ou à conquérir. Le jihad comporte des frontières. Or le jihad global, devenu cyberjihad fait fi de ces frontières ou plutôt faute de pouvoir s’implanter localement comme il l’a fait, cherche à utiliser toute lutte nationale pour faire avancer sa cause. D’où son dilemme : s’il poursuit un combat global il se coupe des mouvements nationaux avec lesquels il communique peu en vérité, soit il cherche à s’y implanter en prenant femmes, alors il s’insère dans le jeu clanique et tribal local et perd peu à peu son lien avec l’organisation globale. Al-Qaïda peut-il ainsi se perpétuer sans posséder de base géographique, ethnique ou tribale malgré tous ses efforts pour enrégimenter sous sa bannière les Pachtouns afghans, les sunnites irakiens ou les exclus du rêve saoudien. Cela explique certainement l’un des enjeux du récent conflit ayant éclaté en Somalie. Comme on l’a observé à maintes reprises toute la zone s’étirant de la Mauritanie à la Somalie, via le Soudan, il paraît certain qu’Al-Qaïda la convoite. ♦