La guerre probable. Penser autrement
La guerre probable. Penser autrement
Tout ce qu’écrit Vincent Desportes est important. Le général n’est pas un penseur sans responsabilités. Il exerce les siennes à la tête du Centre de doctrine de l’Armée de terre (CDEF). Bon soldat, il aurait pu titrer son livre « Sauver la guerre ». Nous y reviendrons. Pour l’instant, voyons ce qu’il dit.
Le propos est clairement affiché en introduction, « redonner son utilité à la force ». La guerre n’est pas morte et c’est à tort que l’on parle d’opérations autres que la guerre. Celle-ci est immuable, comme le sont les concepts clausewitziens, duel, montée aux extrêmes, contournement de l’ennemi. Si la guerre n’est pas morte, elle a pourtant subi un sérieux lifting, qui la rend méconnaissable. En quoi et en quel lieu ce nouvel avatar nous concerne-t-il, nous autres paisibles que personne ne menace ? En ceci que, faute d’éteindre les foyers où, à l’extérieur, règne la violence, celle-ci viendra nous visiter à domicile. Le nouveau champ de bataille est donc vaste, et bizarre : ce sont les « États décomposés » et il nous faut aller, volontaires de l’ingérence, rafistoler ailleurs le « contrat social » rompu, « engendrer un ordre nouveau », rétablir une saine gouvernance. Non plus détruire, construire ! La population – le peuple « ingéré » – est à la fois enjeu et acteur, refrain bien connu des anciens confrontés aux guerres de décolonisation. Voici le militaire investi de responsabilités exorbitantes, d’autant plus difficiles à exercer (c’est l’auteur qui parle) que notre « normalité » n’est pas universelle et qu’il nous faut être modestes, que la guerre juste est dangereuse et que la force se doit d’être amorale, qu’enfin la conquête des cœurs n’est qu’un faux-semblant et que seule compte celle des esprits.
Rude besogne, on le voit. Rude aussi l’adversaire auquel, dans ces campagnes étranges, nous aurons à faire. Il importe de ne pas le sous-estimer, encore moins de le mépriser. Il convient de réintégrer « l’irrégulier » dans la régularité, quelque extrême que soit l’usage qu’il fait de la violence. Au reste c’est un bon stratège, qui pratique avec intelligence le contournement et l’économie des forces ; et la tactique des kamikazes est un trait de génie. Cet adversaire-là n’est pas facile à appréhender : plus de système à comprendre ni de centres de gravité à frapper, seulement une identité et une foi (musulmane, on le suppose). Asymétrie, dit-on, voici la principale : l’autre mène guerre totale, nous guerre limitée. C’est dire notre inconfort, empêchés que nous sommes de recourir aux méthodes drastiques qui sont celles de la guerre totale. Le temps lui-même, et la vitesse qui était autrefois la clé de la victoire, ne sont plus ce qu’ils étaient, la durée des interventions n’est plus maîtrisable, la patience est de mise, qui n’est pas familière au militaire. Pauvre soldat !
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La thèse de Vincent Desportes est soutenue par tant d’érudition (à dominante américaine, certes, mais n’est-ce pas l’Amérique qui nous fournit exemples et contre-exemples ?) qu’il est audacieux de la discuter. Il le faut, tant est grave le sujet. Que la guerre soit morte, c’est ce que tout le monde reconnaît aujourd’hui, à la condition de préciser qu’il s’agit, pour reprendre le mot de René Girard dans son dernier livre, de la guerre institutionnalisée. Au demeurant le général, après avoir contesté le décès à la première page, le reconnaît ensuite (ainsi p. 29, 36, 67). Cela dit, le livre laisse deux questions ouvertes, et ce n’est pas son moindre mérite.
La première est la définition de la mission « probable » de nos forces. L’auteur n’est pas, là-dessus, explicite, mais son exposé s’applique à merveille à l’Irak et à l’Afghanistan, types d’intervention dans lesquels on souhaite que notre armée ne mette plus les pieds. L’auteur fait maintes références à Gallieni et Lyautey, et il est vrai que les méthodes qu’il préconise sont exactement celles qu’appliquaient nos coloniaux. Mais il y a une différence, et de taille. Nos anciens n’avaient ni les scrupules ni les doutes que l’auteur revendique. Celui-ci ne nous propose que des motivations froides. Gallieni et les autres étaient animés de passions chaudes ; ils apportaient la civilisation, prêts à mourir pour elle ; le soldat d’aujourd’hui est caparaçonné, accoutrement qui ne saurait susciter l’admiration des foules.
La deuxième question est posée par la considération que Vincent Desportes témoigne à l’adversaire qu’il décrit. Le créditer d’un « projet politique » est lui faire bien de l’honneur. Le « régulariser » aussi, choix de grande conséquence : si l’irrégulier devient régulier, nous voici à l’inverse. Nous avons l’expérience, à travers nos guerres de décolonisation, de ces révolutionnaires impitoyables auxquels nous étions confrontés. Au moins avaient-ils l’excuse d’une idéologie de fer. Ceux d’aujourd’hui, tenants incertains d’Al-Qaïda, taliban et autres moujahidines ne sont que des cancres de classe, cruels et bornés.
Question finale : qu’allons-nous faire là-bas ? L’auteur n’y répond pas exactement, partagé qu’il est entre le refus de la guerre juste et le désir de répandre « les valeurs de la France ». Aussi bien la mission qu’on esquisse pour nos forces est-elle impossible : il ne faut pas trop demander au soldat ordinaire. Qu’on le dise ou non, on voudrait qu’il exporte un modèle de société. Encore faudrait-il que le modèle existe chez nous. C’est ce que Robert Redford, présentant son dernier film et parlant de l’Amérique, a fort bien dit : lorsque nous serons une nation exemplaire, il ne nous sera plus nécessaire de faire la leçon aux autres. ♦