Force des armes, force des hommes
Force des armes, force des hommes
L’auteur a reçu cette année pour ce livre le prix Edmond Fréville de l’Académie des sciences morales et politiques. Ce prix créé en 1903, récompense aujourd’hui des œuvres traitant de stratégie et notamment de stratégie militaire, conformément à la volonté de M. Pierre Messmer. Il est aussi désormais largement doté. Le but est d’encourager les études se rapportant à de tels sujets.
Si cet ouvrage n’est pas fondamentalement un traité de stratégie, les réflexions de son auteur nous ramènent droit à un tel sujet. L’ingénieur général de l’armement Marc Défourneaux se livre en effet d’abord à une vaste analyse historique, philosophique, éthique non seulement de ce qui fait la force ou la faiblesse de l’homme dans sa lutte pour sa survie et la maîtrise de son environnement, mais aussi de ce qui fait la force ou la faiblesse des sociétés comme les nôtres, démocratiques et humanistes, dans les conflits d’aujourd’hui.
Ainsi, pour lui, c’est grâce à sa force intellectuelle et à sa force de caractère que l’homme a pu créer les outils – les armes – qui lui sont nécessaires pour compenser sa faiblesse physique, inventant du même coup la guerre. Ces forces peuvent être néanmoins source de faiblesse dans la mesure où elles ouvrent la voie à l’émotion et au sentiment de pitié, ce dernier susceptible lui-même de dériver en un « culte irrationnel de la faiblesse » où les faibles sont considérés comme bons par essence et les forts comme a priori mauvais… Quant à la course aux armements et à la dissémination de ces derniers, l’auteur démontre qu’elles sont inéluctables, bien que force scientifique et force industrielle, indispensables aujourd’hui pour réaliser des armements sophistiqués, ne soient pas données à tous les pays. Il en vient alors à une analyse comparative des effets de la technologie des armements sur la place de l’homme dans la guerre. Si l’efficacité des armées dépend de plus en plus des percées technologiques et si la robotisation des armements tend à devenir une réalité, il ne manque pas de rappeler l’omnipotence de l’intelligence humaine en illustrant son propos par une citation forte de Patton : « Les guerres se font peut-être avec des armes mais ce sont des hommes qui les gagnent ». C’est rassurant.
L’auteur philosophe également sur le comportement de l’homme face aux problèmes de la survie de sa propre communauté. Et d’évoquer notamment l’évolution constatée depuis le siècle dernier de la notion de patrie vers des valeurs nouvelles comme la « civilisation » ou vers tel ou tel modèle de société. Et de mettre en évidence les contradictions entre l’humanisme – qui conduit à économiser les hommes dans les conflits – et le rationalisme, susceptible parfois de justifier des pertes dans des conditions que l’humaniste condamne, comme ce fut le cas au Japon avec la destruction programmée de Hiroshima et de Nagasaki.
Le stratège est déjà interpellé par ces considérations. Il l’est bien davantage encore lorsque sont abordés deux sujets majeurs qui nous préoccupent tous aujourd’hui : la mise en parallèle des rapports de forces et des « rapports de faiblesses » dans les conflits asymétriques d’une part, et d’autre part la façon dont nous laissons exploiter aujourd’hui notre sens de l’éthique par d’autres dont l’éthique n’est pas la préoccupation dominante.
Les réflexions sur les guerres asymétriques nous valent des développements d’un humour souvent grinçant sur la « faiblesse des forts et la force des faibles ». Sans en sous estimer toute l’importance, l’auteur nous incite à ne pas nous laisser éblouir par les performances des armes de haute technologie lesquelles ne peuvent pas tout résoudre dans ce genre de conflits. « On peut être capable de lancer des ICBM aux antipodes, mais se retrouver obligés de faire la guerre avec un fusil » précise-t-il. Il nous rappelle que le faible offre le plus souvent des cibles peu importantes tandis que la dissymétrie croissante entre le pouvoir de pénétration des projectiles et l’efficacité des cuirasses permet à ce faible de compenser son déséquilibre par rapport au fort et ce d’autant plus que la dissémination des armements lui donne parfois accès, à lui aussi, à la technologie (cas des missiles sol-air courte portée par exemple).
Dans un tel contexte, Marc Défourneaux met fort opportunément en évidence la vulnérabilité des organisations modernes, très concentrées et centralisées. Et d’en venir à la conclusion fondamentale que dans les conflits, asymétriques ou non d’ailleurs, le rapport des forces n’est pas le seul critère de supériorité et qu’il est en conséquence nécessaire d’introduire le rapport des vulnérabilités, ou encore le « rapport des faiblesses » car – je cite – « on peut avoir une tête thermo-nucléaire et des pieds d’argile » tandis qu’à « trop contempler son nombril technologique, on risque d’oublier que la force d’une nation ne se résume pas à la force des armes ». L’actualité nous l’a largement prouvé…
L’auteur analyse enfin les faiblesses de nos sociétés démocratiques et humanistes. Il rappelle, entre autres, les vains efforts entrepris au sein de ces sociétés en vue de « moraliser la guerre » par des traités et des lois, voire par l’émergence de nouveaux concepts d’armes – les armes non létales – tandis que ces mêmes sociétés, vivant dans la quiétude du temps de paix, se plaisent à se culpabiliser et à disserter de façon angélique sur les auteurs de la violence.
Il évoque les mesures a priori vertueuses prises le plus souvent sous la pression de l’opinion publique, mais susceptibles d’aller à l’encontre de notre propre sécurité. C’est le cas, selon lui, de l’interdiction totale de fabrication et de stockage des mines antipersonnel, mesure appliquée pratiquement par les seuls pays qui, comme le nôtre, n’avaient pourtant rien eu à se reprocher quant à la façon de gérer et d’utiliser leurs mines. « Tant pis pour la protection de nos propres sites sensibles, notamment nucléaires ! » conclut-il.
Il dénonce également la médiatisation de la faiblesse au point que la véritable arme du terroriste « n’est pas la bombe mais la télé, la bombe n’étant que le détonateur par la publicité gratuite qu’elle offre au terroriste ». Il s’élève contre « l’illusion de la guerre propre » avec le développement des frappes dites chirurgicales, une illusion qui tend en effet à donner un retentissement considérable à la moindre bavure. Il s’élève enfin contre la « dictature du risque zéro », faiblesse dans la mesure où plus on diminue la probabilité d’un malheur, plus on augmente la sensibilité humaine à ce malheur, au risque de porter atteinte à l’esprit d’initiative, voire de paralyser l’action.
Le propre des guerres asymétriques relève finalement du fait que « seuls quelques-uns se sentent moralement obligés de se lier les mains face à d’autres qui ne le font pas ».
Dans sa conclusion, Marc Défourneaux revient sur ce qui fait la force de l’homme – sa « formidable intelligence » – mais, par allusion au développement extraordinaire des armements – la force des armes – il se demande si l’homme sera en mesure « de survivre aux excès de cette intelligence ». Et d’évoquer les tentatives, vaines selon lui, de prohiber les manipulations génétiques, comme ont été vaines celles visant à interdire, au cours de l’histoire, les arbalètes et les autres armes inventées par l’homme. Le propos nous éloigne de la stratégie… apparemment car celle-ci ne saurait évoluer sans tenir compte des progrès enregistrés dans les différents domaines de la science. ♦