Guerre ou paix
Guerre ou paix
Décidément, la géopolitique revient en force. Elle inspire la démarche ambitieuse de M. Cohen-Tanugi visant à contempler l’état du monde actuel et à présenter des perspectives d’évolution. Si l’entreprise n’est pas isolée parmi la littérature contemporaine, elle est menée ici avec clarté et précision dans un style agréable. Tout au plus pourrait-on noter deux remarques d’allure plutôt contradictoire : d’une part, une tendance à la redondance destinée sans doute à confirmer l’affirmation ; d’autre part, le souci scrupuleux de nuancer ensuite ladite affirmation par un rassurant balancement et l’énoncé de quelque circonstance atténuante.
Le constat initial est évident et désormais unanimement admis : la situation de guerre froide était aussi confortable que manichéenne, avec deux camps s’affrontant dans une opposition aussi farouche dans le discours que militairement paisible, assortie de tentatives secondaires de contournement confiées à des compagnons de route de l’une ou l’autre partie. La chute du mur a rendu le ciel beaucoup plus nébuleux après une courte « parenthèse insouciante » refermée en particulier dans les flammes et les poussières du 11 septembre 2001. Depuis, on a l’impression que M. Huntington, « persona non grata au royaume des aspirations, triomphe dans celui des réalités » et l’emporte sur l’« atmosphère euphorique » véhiculée naguère par M. Fukuyama.
La partie se joue maintenant à plusieurs, ce qui complique les choses. Se présente en tête des nouveaux venus l’actuel et surtout futur géant chinois, en train d’occuper le devant de la scène tout en pratiquant – pour le moment – une « politique d’intégration et d’apaisement », ne l’empêchant pas de devenir à court terme la « nouvelle puissance colonisatrice de l’Afrique ». Mais il est d’autres compères émergents qui « récusent nos normes et nos modèles » et cessent d’être de simples sources de main d’œuvre banale et de sous-traitance pour nous ravir la maîtrise de la matière grise, tandis que leurs multinationales se lancent « à la conquête des entreprises occidentales ». Parmi eux, l’auteur accorde une place de choix à l’Iran, tandis que s’opère une « reconquista » russe par l’effet d’une « reprise en main autoritaire ». Chez tous ceux-là, la liaison supposée automatique entre démocratisation et développement économique n’est pas évidente.
Ainsi voit-on venir de façon inéluctable la « fin de l’ère atlantique ». Notre Occident est en butte à des attaques dont « la conflictualité a changé de nature », telles que le terrorisme venant d’un monde arabo-musulman où « s’érode la ligne de démarcation entre islam et islamisme » ; il est affaibli par la chute démographique autochtone tout en étant dénaturé par une immigration massive ; il est confronté à la pénurie prochaine d’énergie et aux risques écologiques qui ont quitté le domaine du romantisme. Or, les deux pôles, américain et européen, ne parviennent guère à faire cause commune devant la « montée des périls ». Le constat est sévère pour les États-Unis : « combinaison d’arrogance et de vulnérabilité », fiasco irakien, errances de l’Otan… Mais une Europe dont l’élargissement devient « le cache-misère du délitement du projet communautaire » et où certains se livrent vis-à-vis de Washington à une dérisoire guérilla diplomatique héritée d’un gaullisme dépassé, ne vaut guère mieux. Pourtant, il ne nous reste guère, alors que nous sommes malgré tout encore solides, que deux décennies pour renouer les « solidarités fondamentales » et promouvoir un certain nombre de « grands chantiers » comportant des mesures raisonnables, non révolutionnaires, mais réclamant dès à présent un engagement résolu. ♦