Gendarmerie et sécurité intérieure - 100e Chronique
Après la parution de deux articles soulignant incidemment, à propos de la défense opérationnelle du territoire et du maintien de l’ordre, l’imbrication des champs de la défense nationale et de la sécurité intérieure (1), le regretté Paul-Marie de La Gorce me proposa, au printemps 1995, la responsabilité d’une chronique destinée à évoquer périodiquement les évolutions de cette composante atypique de la « famille militaire » qu’est la gendarmerie. Ce souci commun de faire progresser la connaissance objective a été le point de départ d’une collaboration qui s’est traduite par la parution, entre 1995 et 2006, de cent chroniques, soit une moyenne de huit à neuf textes dans les onze numéros publiés chaque année par notre revue.
Chronique après chronique, les principales mutations de la gendarmerie ont ainsi pu être exposées, discutées, mises en perspective. L’universitaire que je suis a bénéficié d’une totale indépendance à la fois dans les thématiques retenues et dans les analyses développées, dans le cadre d’une relation privilégiée avec la rédaction de la revue. Si ces chroniques n’ont pas été écrites sans passion (pour un objet de recherche aux innombrables facettes sans cesse renouvelées), ce cadre de travail intellectuellement confortable a permis de les placer, dans la mesure d’un possible qu’il nous appartient de conquérir sans cesse sur le sens commun, à l’abri des préjugés et parasitages institutionnels. Au-delà du travail de veille informative et documentaire, ces chroniques ont été alimentées par les recherches que j’ai conduites au cours de ces années en matière de sociologie des organisations policières et de politiques publiques de sécurité.
De par son positionnement institutionnel, la gendarmerie représente une voie d’entrée opérante pour la mise en évidence du caractère « global » et « globalisé » de la sécurité, par-delà des frontières politiques et administratives, il est vrai, poreuses et obscurcies, bureaucratiques et contingentes. À l’interface, depuis ses origines les plus anciennes, du militaire et du policier, le gendarme a été considéré comme une « curiosité administrative », alors qu’il représentait, plus prosaïquement, une manifestation tangible presque prémonitoire des hybridations désormais manifestes dans le domaine de la sécurité : le lieutenant de police défile le 14 juillet, le légionnaire participe à des opérations humanitaires, le parachutiste patrouille dans les couloirs du RER, le contrôleur des douanes enquête sur les trafics de stupéfiants, le surveillant de l’administration pénitentiaire fait partie d’une unité d’intervention, le policier municipal réalise des contrôles de vitesse, l’agent de gardiennage procède à des fouilles de bagages…
Si la gendarmerie apparaît, à maints égards, comme la forme empirique la plus aboutie d’« hybridation sécuritaire », cette situation n’en a pas moins dérouté, dans tous les sens du terme, les chercheurs amenés, souvent par conformisme, à se réfugier dans deux postures préjudiciables. Une première attitude consiste d’abord dans la négation pure et simple de ce paradoxe selon lequel un militaire peut être policier. Aussi le gendarme est-il alors, à l’aune de l’idéologie policière anglo-saxonne et des déclarations de syndicalistes policiers, un « empêcheur de policer en rond », un « anachronisme bucolique » peu conforme à une certaine idée de la modernité politique et policière plutôt incarnée par le policier civil de la ville et de ses banlieues. La seconde attitude perceptible en ce domaine relève, quant à elle, du registre de l’embarras et de l’évitement. Du fait de sa situation objective de force policière à statut militaire, la gendarmerie a pu donner l’impression d’être coincée entre la police et l’armée. Sur le plan de la recherche, ce phénomène s’est traduit par le double rattachement dont elle a été longtemps victime, assimilée et annexée qu’elle a pu être, d’un point de vue organique, à l’armée et à la sociologie militaire, et d’un point de vue fonctionnel, à la police et à la sociologie de la police.
Aussi les chroniques publiées par Défense Nationale ont-elles exprimé, avec constance, une volonté singulière de s’affranchir de cette relégation, en contribuant à une meilleure connaissance des rouages de la gendarmerie, en relation avec les évolutions d’ensemble de l’appareil de défense et de sécurité, dans une période au cours de laquelle l’organisation a connu des réformes et bouleversements tous azimuts : la réorganisation du service de nuit, la suspension du service national, la création d’un corps de soutien administratif et technique, le rattachement au ministère de l’Intérieur, la mise en œuvre des communautés de brigades, la nomination d’un général de gendarmerie au poste de directeur général, le plan d’adaptation des grades aux responsabilités exercées, la régionalisation du commandement territorial…
Au terme de ces quelques éléments non pas, je l’espère, de commémoration, mais de synthèse partielle, qu’il me soit permis de faire le vœu que la bonne volonté et l’intelligence des hommes, sur lesquelles il ne faut pas s’interdire de miser, puissent préserver encore longtemps cet espace rédactionnel dédié à « notre » gendarmerie. ♦
(1) François Dieu : « La Gendarmerie et la défense opérationnelle du territoire », Défense Nationale, juin 1993, p. 73-84 ; « Maintien de l’ordre et défense », Défense Nationale, décembre 1994, p. 5-14.