Correspondance - Armée de l'air ou Armée de terre ?
Les lecteurs de la Revue de Défense nationale ont réfléchi avec un vif intérêt aux conceptions exposées par les partisans de la primauté de la guerre aérienne : l’armée de terre et la marine prenant la seconde place pour ne devenir que des soutiens de l’armée de l’air (cf. les deux articles du général Gérardot, de février et octobre 1949).
Cette théorie est très en faveur dans les pays insulaires comme les États-Unis et l’Angleterre, protégés contre les opérations de l’armée de terre par les océans Pacifique et Atlantique ou par la Manche. Les campagnes du Pacifique, en particulier celles des Philippines, des archipels du Pacifique (Salomon, Bismark, etc.), ont fait la preuve de la supériorité de l’aviation et de la marine sur l’armée de terre. N’oublions pas cependant que, dans le Pacifique, la mer a toujours commandé la terre. Appliquer les enseignements stratégiques et tactiques du Pacifique à un théâtre d’opérations où la terre prime la mer paraît hasardeux. C’est méconnaître la possibilité d’encerclement préalable des îles grâce à la suprématie aérienne et maritime, qui fut la règle dans le Pacifique. Cette stratégie n’est plus applicable à des continents comme l’URSS, la Chine, les Indes ou les États-Unis, dont la masse et l’étendue ne permettent plus la concentration des moyens sur des espaces plus petits comme Guadalcanal, Okinawa ou même les Philippines.
La situation de la France par rapport à l’URSS ne peut être comparée à celle d’Athènes et de la Perse dans l’Antiquité. Athènes représentait une puissance insulaire ; elle dominait les détroits des Dardanelles et du Bosphore par sa flotte. La Perse, malgré son immense armée, était paralysée par l’impératif géographique des Détroits, où passaient ses lignes de communication. Ceci explique que la bataille de Salamine ait déterminé la retraite des Perses. Mais la France n’est pas une puissance insulaire et les lignes de communication de l’Armée soviétique passent par le continent.
En bonne logique cartésienne, on ne peut mettre en doute les enseignements de la guerre 1939-1945 et appuyer en même temps son raisonnement sur un exemple de la fin de la guerre comme la contre-offensive de von Rundstedt dans les Ardennes en 1944. La pire méthode historique consiste précisément à tirer un enseignement général d’un événement particulier, lui-même petite partie, dans le temps et l’espace, d’un ensemble de faits qui s’étendent au monde entier pendant six années. La comparaison des théâtres d’opérations aériens de la France et de l’URSS nous conduit à reconnaître l’avantage énorme de l’URSS sur la France. La Russie, 40 fois plus grande que la France, pourra toujours, par son immensité, protéger et camoufler ses bases aériennes, tandis qu’aucune base française ne bénéficiera sur le territoire métropolitain du même avantage. Si l’URSS dispose du pouvoir d’atteindre tout le territoire français en Europe par ses armes aériennes, la réciproque n’est pas vraie, surtout depuis que nous avons perdu la Syrie et le Liban, seules bases françaises qui permettaient de détruire les points sensibles de l’URSS au Caucase et sur la Caspienne. Dans ces conditions, il ne paraît pas prudent de donner une primauté absolue à une armée aérienne qui n’est pas assurée d’obtenir la conquête de l’air locale indispensable à la protection de ses bases aériennes. La conception d’une armée de terre livrant un combat retardateur sur zones profondes pour ralentir et arrêter l’envahisseur pendant que l’armée aérienne bataillerait pour la conquête de l’air locale, aurait pour effet de laisser, pendant ce laps de temps plus ou moins long, l’armée de terre sans appui aérien. Or rien ne prouve que l’envahisseur ne pourra pas à la fois engager cette lutte pour la conquête de l’air locale, indispensable au succès de ses armes, et disposer d’une aviation tactique qui appuiera les opérations de ses armées de terre. Que se passera-t-il si l’armée de terre ennemie réussit à nous imposer une grande bataille terrestre décisive avant que nous ayons obtenu la conquête de l’air locale ? Malgré les destructions colossales réalisées par les Allemands sur le front oriental, en 1943-1944, les Russes ont continué leur offensive à une vitesse de 80 à 100 kilomètres par mois. Imagine-t-on le moral de cette armée de terre qui reculera sans cesse, bombardée de terre et de l’air sans appui aérien ? Car ce n’est pas quelques places fortes, sur une zone de 800 kilomètres de front et de 200 kilomètres de profondeur, de la mer du Nord an Rhin et de Vienne aux Alpes, qui permettraient de retarder longtemps l’avance d’armées blindées ennemies, soutenues par une aviation tactique et des unités aéroportées ou parachutistes.
Pour que l’armée de terre puisse résister en attendant la conquête de l’air locale, qui nécessitera une durée de plusieurs semaines peut-être, en raison de la puissance adverse et des conditions météorologiques, il faudra qu’elle soit assez forte pour ne compter que sur elle-même. Elle ne remplira sa mission que par des contre-attaques habilement conçues et énergiquement conduites. Même avec une DCA renforcée, il est évident que 80 divisions sont indispensables pour défendre la zone de la mer du Nord–Alpes–Rhin, et sur ce nombre, un minimum de 20 divisions blindées et de 20 divisions motorisées. Où les prendra-t-on ? Nos alliés anglais et américains doivent prendre leurs responsabilités en fournissant 40 divisions sur les 80 nécessaires. Envisager des effectifs plus faibles c’est risquer de transformer le combat retardateur en déroute.
En conclusion, une armée de terre importante s’impose d’autant plus que l’armée de l’air ne peut remplir les missions de l’armée de terre qui doit en permanence conquérir et défendre des zones de terrain et, tout spécialement, les bases aériennes sans lesquelles l’aviation est condamnée à l’immobilité. Le temps pendant lequel l’armée de terre sera forcée de tenir tête à l’ennemi sans appui aérien constituera la période critique, qui se prolongera peut-être pendant trois ou quatre semaines. Cette situation présentera une gravité extrême au début d’une guerre.
La science a, par ses progrès, diminué le délai de sécurité permettant au Commandement suprême de faire jouer les réserves stratégiques. Déjà réduit à deux ou trois jours en 1940, cet intervalle de temps ne sera plus que d’une journée, ou une demi-journée dans le prochain conflit. C’est fort peu pour prendre une décision et la mettre à exécution. L’exclusivité de la bombe atomique n’appartient plus aux Puissances occidentales. La défense antiaérienne est devenue plus efficace par les perfectionnements de la DCA en portée et en puissance, les fusées de proximité, les radars, les projectiles téléguidés et télécommandés.
Les immenses armadas de bombardement de la dernière guerre devenues trop vulnérables seront difficiles à protéger. Leurs pertes atteindront des pourcentages qui rendront leur emploi hasardeux. Donner la primauté absolue à l’armée de l’air au détriment de l’armée de terre dans un pays comme la France qui doit avant tout songer à la protection de l’Union française paraît une solution dangereuse. C’est à la France, non aux Alliés, de défendre l’Union française. L’exemple de la Syrie doit nous montrer les erreurs redoutables que la France doit éviter dans un prochain conflit. Dans la coalition atlantique, notre aviation ne pourra jamais atteindre le développement des aviations américaine et anglaise. Nous ferons toujours figure de parents pauvres, d’autant plus que nous sommes tributaires pour le pétrole des Anglo-Saxons.
Dans une coalition, chacun doit aider l’autre, mais l’expérience des guerres 1914-1918 et 1939-1945 nous a enlevé toute illusion quant à l’importance que nous devons attendre des forces alliées de l’Air. La guerre 1939-1945 enseigne qu’il a fallu quatre années de campagne aérienne (1940-1944) pour acquérir la maîtrise de l’air. Le débarquement ne devint possible qu’en 1944. Cependant l’armée allemande de l’Ouest, forte de 65 divisions sans aviation, a résisté onze mois, de juin 1944 à avril 1945 à 90 divisions anglo-américaines et françaises, mieux armées, et appuyées par une aviation stratégique et tactique maîtresse du ciel. Sur le front oriental, 250 divisions allemandes ont tenu tête seize mois à 400 divisions russes assurées de la suprématie aérienne. L’exemple le plus éclatant est celui du maréchal Rommel qui a réussi à se maintenir en Afrique après El Alamein, d’octobre 1942 à mai 1943, avec des forces terrestres très inférieures à celles de ses adversaires, alors que ceux-ci disposaient d’une maîtrise absolue dans les airs et sur mer. Ainsi la preuve est faite qu’une armée de terre sans aviation ne peut vaincre mais qu’elle peut résister pendant des mois, à condition d’être bien entraînée, bien commandée, d’avoir un moral élevé, et d’être dotée d’une DCA puissante et abondante et cela contre un adversaire dominant complètement le ciel et supérieur en nombre sur terre. Est-ce qu’une armée de l’air victorieuse, mais avec une armée de terre inexistante ou trop faible, aurait obtenu le même résultat pendant le même temps ? ♦