Géopolitique de l'Union européenne
Géopolitique de l'Union européenne
Philippe Moreau Defarges avait un jour noté que l’UE n’avait pas de géopolitique, à la fois en s’en moquant et en le regrettant. Et c’est vrai que les tentatives qui sont parues ces derniers mois n’ont pas convaincu, car elles se limitaient trop souvent à de la géographie et à du droit en oubliant à la fois la politique et la puissance. Cette lacune est réparée grâce à ce petit ouvrage, serré (il est miraculeux de dire autant de choses intelligentes en 128 pages) et lisible à la fois. Il réussit en effet à montrer que l’exception de la construction européenne cache un vrai projet politique, tout aussi peu identifié qu’est son modèle constitutionnel, mais pourtant bien présent.
Car l’UE a un projet territorial, et un projet politique. Le fondement géopolitique initial de la construction européenne est simple : pour renforcer des intérêts particuliers, il a fallu les mutualiser en partie. Ce fut d’abord une œuvre franco-allemande, visant via la Ceca à neutraliser les moyens de faire la guerre. Il s’agit alors de défendre l’indépendance des membres très affaiblis par les deux guerres mondiales. Au fond, chacun veut habiller le recul de sa puissance. L’UE est une alliance des faibles.
L’auteur évoque ensuite, en trois chapitres concis et passionnants, le rôle et la limite de chacune des trois principales puissances de l’UE (France, Grande-Bretagne, Allemagne) au cours de cette construction commune. Il évoque ensuite la dynamique des élargissements, qui lui paraît consubstantielle au projet européen ; mais elle pose la question des limites de l’Europe. Dans une perspective kantienne (paix universelle), présentée et discutée, il n’y aurait pas de limite à cet élargissement. L’auteur montre bien le hiatus entre ceux qui croient que l’Europe est une vision du monde et ceux qui croient qu’elle est un territoire.
Il en vient alors (seulement) à la question des institutions, qui n’est qu’une conséquence : cette vision semble particulièrement intelligente, et retourne la perspective par rapport à la compréhension habituellement juridique du fait européen. Il explique donc logiquement que « plutôt qu’une insuffisance de démocratie, le faible ou tiède attrait des citoyens de l’UE pour le Parlement européen traduit la réalité suivante : l’UE n’a pas de “peuple” ni de “nation”. Elle a donc les institutions qui correspondent à son projet géopolitique, celui d’une fédération d’État-nations ». Cela explique aussi que le pouvoir législatif revienne au Conseil (les représentants des États) quand l’initiative législative revient à la Commission, garante de l’intérêt général européen.
Les élargissements post-soviétiques ont bien sûr provoqué un vertige qui explique l’apparent raidissement national actuel des membres : ce raidissement tient en fait à un processus de construction de la confiance, qui est essentiel dans l’idée de l’UE. Là réside au fond le projet géopolitique européen : ne rien enlever à l’identité nationale tout en lui permettant de gagner une puissance supplémentaire, qui est forcément « douce ». C’est d’ailleurs ainsi qu’elle est comprise par le monde. L’attrait européen tient justement à cette confiance mutuelle.
Si on peut regretter quelques petites inexactitudes en matière de PESD (au moins l’auteur en parle-t-il, ainsi que de l’Otan), si la place manquait pour évoquer les voies de communication, l’énergie ou la démographie, la concision du livre et la densité des idées développées, qui marquent une analyse véritablement géopolitique, rendent sa lecture indispensable. Car pour la première fois, on comprend que si l’UE est un Ogni (objet géopolitique non-identifié), c’est par transformation du mot. Il ne s’agit plus de la classique « rivalité de puissance sur des territoires », mais de « coopération de puissance sur des territoires ». Un livre riche et nécessaire. À lire absolument. ♦