Un candide en Terre Sainte
Un candide en Terre Sainte
La géopolitique s’entend souvent sous son aspect macroscopique. Or, on rêvait d’une « micro-géopolitique » qui partirait de la base pour nous faire comprendre les grandes choses. C’est ce parti qu’a choisi Régis Debray, même s’il n’en a pas trouvé le mot : aller sur le terrain de la Terre Sainte, voyager de part et d’autre des frontières en essayant d’oublier ses a priori, et garder un esprit candide qui donne toujours à l’autre le loisir de dire sa vérité. Il ne s’agit pas de neutralité : notre médiologue est trop affûté pour se fourvoyer dans cette belle excuse qui cache presque toujours les engagements les plus rigides. C’est donc un incroyant (et non un athée), et un occidental (même s’il ne revendique que l’esprit critique) qui chemine entre Méditerranée et Jourdain, entre mer Morte et Golan, sur cette terre que trois monothéismes déclarent sacrée, et où les peuples s’entrechoquent et s’ignorent.
Après une excellente introduction, commence le voyage. Au début, la distance et la volonté de sortir du romantisme surprennent. L’auteur montre sa culture (riche), utilise un style nerveux (phrases courtes, utilisation d’ellipses et de raccourcis) mais qui laisse parfois place à de plus grandes envolées, et ne résiste jamais à un mot d’esprit (ils sont très nombreux et peuvent lasser), comme si cette modernité stylistique garantissait la justesse du regard.
Or, le regard est juste, ce qu’on découvre à mesure de la lecture. De cet impressionnisme des rencontres, de l’accumulation des entretiens permis par un très beau carnet d’adresses, émerge peu à peu un constat lucide et, il faut bien le dire, désabusé. De Gaza à la Transjordanie, de Tel-Aviv à Bethléem, de Tibériade au Sud-Liban, tous les acteurs significatifs ont tour à tour la parole : Israéliens de gauche ou ultra-orthodoxes, Palestiniens du Hamas ou du Fatah, notables ou boutiquiers, officiels ou moines, clercs chrétiens (catholiques, arméniens, grecs, coptes, franciscains, évangélistes…) ou dévots musulmans, ambassadeurs ou directeurs de centre culturel, intellectuels ou kibboutzim, chacun s’exprime, dans une succession de reportages qui sont, ou pas, commentés : on le sait depuis Lévi-Strauss, le témoin trahit en recueillant. Régis Debray pourrait ajouter : mieux vaut la trahison à l’indifférence. Surtout, l’amalgame de ces témoignages permet de dresser un tableau pointilliste, mais qui reproduit la réalité : c’est un exploit dans cette région où les passions et les émotions des observateurs empêchent une analyse vraiment distanciée.
Alors, le candide devient lucide. Ainsi, en six pages (« Palestine, pour une cure de vérité », p. 368 à 375) démontre-t-il qu’au-delà de toutes les déclarations publiques, destinées à apaiser notre conscience, le processus est inéluctable : « les colonies israéliennes ne dessinent pas des formes sur un fond israélien, mais les grumeaux palestiniens sont déjà une forme sur un fond hébreu solidement infrastructuré ». Et « toutes les parties trouvent un intérêt au maintien des faux-semblants et trompe-l’œil internationaux » : les Israéliens, les Palestiniens, les Européens et les Américains. Même si Régis Debray ajoute (sans illusion) : « Un gouvernement européen, à défaut de plusieurs, ne pourrait-il signaler à nos amis israéliens 1) que nous ne sommes pas tous dupes 2) que si duperie il y a, ses promoteurs pourraient être non ses premières en date, mais, trois fois hélas, ses dernières victimes ? ».
En fermant le livre, le lecteur s’interroge : victoire, où est ta victoire ? une « colonisation », c’est-à-dire une appropriation de territoire, est-elle encore valide aujourd’hui ? Et derrière tous les mots et toutes les propagandes, la géopolitique (conflits de puissance autour de territoires) n’est-elle pas toujours aussi violente, malgré tous ses masques et ses travestissements médiatiques ?
C’est tout le mérite de ce livre : à la fois rendre compte, et susciter une pensée qui dépasse les passions. ♦