Pourquoi Hiroshima ?
Pourquoi Hiroshima ?
Ouvert par une préface courte, mais « engagée » (puisque parvenant à dénoncer la « surdité » de Berlusconi à l’occasion d’une étude sur l’atome en 1945), l’ouvrage imposant de Barthélémy Courmont est issu d’une thèse et présente les caractéristiques du genre : sérieux de la recherche, souci du détail, bibliographie de taille impressionnante, importance accordée aux remerciements et références (la bagatelle de 992 renvois en bas de page !), plus, forcément, quelques redondances présentant le mérite de confirmer le propos.
Pourquoi le nucléaire ? Les motifs d’une décision aussi lourde de sens et engageant l’avenir au plus haut point sont analysés ici avec rigueur. Leur étude tourne beaucoup autour de la personnalité d’un nouveau venu, Truman, homme de caractère mais tenu à l’écart par son prédécesseur Roosevelt (on lui révèle l’existence du projet le lendemain de son investiture). Le nouveau responsable du destin de la nation américaine découvre l’éminente responsabilité qui lui incombe dans le cadre d’une « présidence impériale » liée à l’état de guerre. Il est soucieux d’en finir avec le Japon sur une prompte et indéniable victoire, relativement économique en vies humaines ; conscient d’avoir à rentabiliser les sommes pharaoniques englouties au profit de la recherche nucléaire ; enclin, en communion avec la population, à venger Pearl Harbour, à répondre aux atrocités commises dans les territoires occupés par les armées du Mikado et à laisser s’exprimer un certain racisme à l’encontre des « féroces petits singes astigmates ». Il s’agit enfin, après un Potsdam beaucoup moins idyllique que Yalta et annonçant déjà une amorce de Guerre froide, de ne pas laisser Staline trop « partager les lauriers de la victoire » par son intervention de dernière heure en Extrême-Orient.
Ainsi dûment cadré, le lecteur peut comprendre les motivations du décideur et des acteurs du drame, mais aussi s’interroger sur la réelle nécessité de cet événement apocalyptique. Les villes du Japon sont en ruines après une série de raids gigantesques comme celui que connut Tokyo en mars, le blocus asphyxie l’économie du pays, la population est réduite à la misère… Le coût d’une invasion débutant par un débarquement sur Kyushu est en réalité très surévalué par le mythe des 500 000 tués, fondé sur la résistance acharnée rencontrée à Okinawa… En tout cas, les prévisions d’effondrement adverse ne dépassent pas mars 1946. Il, reste certes la question de l’Empereur, symbole de la gloire d’un pays qui n’a jamais été envahi. Mais, bien que divisés, les dirigeants nippons ne se font plus d’illusions et cherchent depuis plusieurs mois une porte de sortie honorable, peut-être en imaginant naïvement une médiation soviétique. La solution d’une explosion-démonstration en terrain vierge n’est pas retenue. Quant à l’opération sur Nagasaki, elle s’apparentera à un « acte gratuit ».
En fait, l’auteur ne se limite pas au « pourquoi », mais déborde largement sur le « comment », ce qui procure à l’ouvrage une ambition et une dimension dépassant de beaucoup l’intitulé. Barthélémy Courmont rappelle le cadre institutionnel propre aux États-Unis et décrit les discussions menées autour du Président par les conseillers politiques et les chefs militaires, sans cacher les divergences ; voire les rivalités. Il fait revivre le petit monde des scientifiques du « projet Manhattan », de Fermi à Oppenheimer, assemblée de prix Nobel apprentis sorciers, pour la plupart juifs ou au moins antifascistes, plus adversaires au départ du Berlin nazi que de Tokyo, acharnés et parfois rivaux, disposant de crédits et d’espaces que seule l’Amérique pouvait leur offrir, et ne tardant pas pour certains d’entre eux à inquiéter par leurs sympathies marxistes. Il procède à un cours de physique nucléaire et rappelle minutieusement les effets de l’explosion en insistant, à juste titre, sur les séquelles dues à la radioactivité, un supplément d’horreur laissant les secours désarmés. Il aborde enfin les suites immédiates, la toute-puissance de l’oncle Sam, le triomphe de la doctrine des « bombardements stratégiques » chère à Douhet, puis le passage à la dissuasion bipolaire, la prolifération, enfin l’espoir que le niveau de destruction de l’arme nucléaire soit « la meilleure garantie de son non-emploi ».
Pourquoi Hiroshima ? Il restait peu de villes japonaises intactes et on n’osait pas toucher à Kyoto. Idéal donc pour mesurer les effets en vraie grandeur, fournir à l’ennemi l’« événement déclencheur » dont il avait besoin, et au fond « abréger miséricordieusement le massacre ! » (Churchill). Réponse est apportée largement à la question posée, au point de faire appel à la matière de plusieurs livres. Partant de l’étrier et de l’arbalète, invoquant Thucydide et Machiavel nous saurons tout, tout, tout sur Hiroshima. ♦