L'Europe frigide
L'Europe frigide
Thème inépuisable des politologues, la construction politique de l’Europe est souvent l’objet d’essais poussifs, partiels et partiaux : l’enjeu européen y est souvent abordé sans nuance ni retenue et le lecteur, qu’il partage ou non les opinions de l’auteur, qu’il soit favorable à une Europe supranationale ou une Union des États-nations européens, se persuade surtout que l’idée européenne est prise en otage par des idéologues.
C’est pourquoi il faut saluer la publication de L’Europe frigide d’Elie Barnavi, qui rompt avec la série de livres médiocres consacrés à la question européenne. Grand spécialiste de l’histoire française et européenne du XVIe siècle, l’ancien ambassadeur d’Israël en France nous livre ici un essai lumineux et profond sur la « crise identitaire » de l’Europe contemporaine. Favorable à une Europe supranationale et fédérale, non sans parfois un certain franco-centrisme, Barnavi s’attache honnêtement à n’éluder aucune des difficultés – des prochains élargissements à l’Union pour la Méditerranée en passant par la haine de soi des Européens – qui pavent le chemin vers la supranationalité européenne.
Pour Élie Barnavi, l’Europe communautaire s’appuie sur une triade glorieuse : la nation, la paix, la démocratie. Triade qui n’empêche pas cette crise d’identité qui secoue les Européens, comme l’a révélé, selon lui, le « non » français au projet de Constitution européenne en 2005.
L’« Europe » est, aujourd’hui plus que jamais, un enjeu de valeurs et d’identité. Et c’est bien la question identitaire et l’interrogation sur les valeurs qui unissent ou doivent unir les Européens qui sont au cœur de l’essai de Barnavi. Les Tables de la loi européenne qu’il identifie – rationalité, liberté, solidarité, égalité, laïcité – n’ont pas permis la consolidation d’une identité européenne fédératrice.
Élie Barnavi porte le fer là où cela fait mal : les valeurs. Celles qu’il énumère n’ont pas forcément la même signification selon les pays européens. En France, la liberté s’acquiert grâce à l’État ; en Angleterre, elle se conquiert contre l’État. La solidarité est également vécue sur un registre national plus qu’européen. Quant à la laïcité, elle est avant tout française, les autres Européens vivant sous des modalités distinctes, même s’il n’est pas erroné de penser que la laïcité gagne quelques bastions (Grèce, Roumanie). L’auteur n’insinue pas que les peuples européens doivent se renier pour atteindre le Graal supranational, mais il souhaite qu’ils s’unissent en se forgeant une identité européenne qui respecte les traditions nationales.
L’intellectuel israélien insiste en effet sur le caractère dual de l’identité : « Il ne s’agit pas de n’être plus français pour devenir européen ; il s’agit désormais d’être français et européen. Le cœur humain est assez grand pour contenir plus d’une identité, davantage qu’une loyauté. L’Europe se perdrait si elle exigeait de ses citoyens l’attachement exclusif que l’État lui-même ne leur demande plus ». Malheureusement, cette identité duale n’est ressentie que par une minorité d’Européens. On peut même penser que les Suédois ou les Polonais se sentent suédois ou polonais bien avant de se sentir européens. C’est surtout en France qu’il est de bon ton de se dire favorable à la supranationalité européenne, qu’un ministre des Affaires européennes peut clamer que son pays est trop petit et que l’Union européenne est le seul recours à cette petitesse hexagonale.
Hésitante, complexée, l’Europe peine à affirmer sa civilisation depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle a été tiraillée entre les pôles américain et soviétique durant la guerre froide. Elle a été mise en accusation pour son expansionnisme colonisateur : « L’Europe est devenue une culture de l’autoflagellation, du repentir et de la repentance », écrit à bon droit Élie Barnavi, en écho aux débats français sur la période colonialiste et l’incapacité présente, selon certains, à faire leur juste place aux petits-enfants des ex-colonies. Aujourd’hui, l’Europe est soumise, en outre, au défi des migrations : le besoin de main-d’œuvre se trouve au Nord, la jeunesse au Sud, établit-il un peu rapidement. Il remarque que le processus de Barcelone, rebaptisé Union pour la Méditerranée, demeure avant tout une initiative des pays de la rive Nord de Mare Nostrum.
Il est courant que les élites européennes dénigrent la notion de frontière. L’auteur pense au contraire que l’Europe a besoin de frontières pour se constituer. Il n’est évidemment pas le premier à en souligner la nécessité vitale et à remarquer que l’élargissement aux candidats méditerranéens et ex-communistes en 2004 a entraîné un profond malaise parmi les peuples déjà membres. « Le club des origines, où l’on était entre gens de bonne compagnie, jouissant du même niveau de vie et cultivant les mêmes valeurs, a dû admettre des nouveaux venus qui manifestement répondaient mal aux critères définis par ses propres règles », écrit-il. Cela n’empêche pas une ambivalence à l’égard des prochains candidats à l’entrée dans l’Union européenne : c’est logiquement que l’auteur écarte du processus européen la Russie et la Turquie ; c’est plus étrangement qu’il accepte un élargissement périlleux des 27 jusqu’à la Serbie et au Kosovo, avec des risques de discorde politique et d’inefficacité diplomatique et économique que ces prochains élargissements peuvent drainer avec eux.
Élie Barnavi n’en estime pas moins – et c’est là où son essai s’affaisse quelque peu dans l’européisme de carton-pâte – qu’il est nécessaire aux Européens de s’unir dans un vaste ensemble supranational qui leur permette de peser sur les affaires du monde et de rivaliser à poids égal avec leurs concurrents : les États-Unis, le Japon, l’Inde, la Chine, le Brésil, la Russie. Ce qui revient à considérer que la masse critique est l’élément central pour exister dans la prochaine décennie. L’historien israélien est pourtant bien placé pour savoir que l’exiguïté du territoire n’interdit pas la puissance : Israël n’est-il pas la puissance du Moyen-Orient ? Il semble également ignorer que les grands rivaux de l’Europe jouent plutôt la carte nationale et comptent pour s’affirmer davantage sur la coopération intergouvernementale (le cas de l’Asean est riche d’enseignements) que sur la supranationalité.
L’essai d’Elie Barnavi est à ranger dans la même catégorie que Penser l’Europe d’Edgar Morin, publié en 1987 : l’auteur reprend les grands thèmes épuisés de la construction européenne, mais, par sa hauteur de vue supérieure et son style enlevé, il les rend intelligibles sans jamais tomber dans la propagande. Souhaitons à L’Europe frigide une trajectoire aussi prometteuse que Penser l’Europe. ♦