Les armes nucléaires, mythes et réalités
Les armes nucléaires, mythes et réalités
Il n’est pas aujourd’hui de meilleur connaisseur des armes nucléaires que Georges Le Guelte, ni personne pour parler comme lui de la Bombe, avec la mesure qui convient à ce terrible objet. Il connaît assez de technique pour ne pas être pris en défaut, mais son domaine propre est plus vaste : Michel Rocard, dans sa préface, le qualifie de « diplomate nucléaire », ce qu’il est en effet, ayant servi longtemps aux Relations internationales du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) avant d’être, durant quatre ans, Secrétaire du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique).
Le Guelte nous présente ici une histoire des arsenaux, ceux des deux Grands pour l’essentiel. Ce qu’il nous en dit est, au premier abord, terrifiant et, précise-t-il, infiniment plus complexe que la vulgate dissuasive « imposée à l’opinion publique pendant les soixante dernières années ». Pas d’affolement pourtant : au-dessus des militaires et des industriels qui besognent dangereusement, le décideur suprême contemple le fruit vénéneux de la besogne et, fût-ce in extremis, comprend.
L’histoire nucléaire peut être divisée en trois périodes, que deux dates séparent : Cuba 1962, IDS 1983. Avant Cuba, les deux Grands (et surtout l’Amérique, qui éclaire le chemin) sont fort intrigués par la Chose. Qu’est-ce que cette Bête et qu’en faire ? Instruits comme nous le sommes aujourd’hui, on peine à se représenter les incompréhensions dont elle fut l’occasion. Sans doute, dès le début, le plan Baruch prenait en compte l’impensable : sauvons le monde de ce dont nos savants sont capables ! L’affrontement Est-Ouest eut tôt fait de mettre à mal cette juste perspective. La passion des chercheurs, l’appétit des industriels, le sérieux des militaires entraînent, de part et d’autre, l’accumulation et le perfectionnement des armes sans que celles-ci répondent à quelque nécessité stratégique. Dès cette époque, un postulat stupide et scandaleux est admis : le nombre des bombes devient le critère de la puissance et la possession de l’arme ultime la condition du prestige international. Le scandale perdure, comme l’ont montré les démonstrations de liesse populaire qui ont salué, en Inde et au Pakistan, la réussite de leurs premiers essais. Sans doute l’obstination bornée des Soviétiques est-elle pour quelque chose dans cet emballement, mais la responsabilité fut assez bien partagée.
Pour être moins dramatique qu’on ne l’a dite, la crise de Cuba, psychodrame que se sont joué les deux K, a ouvert les yeux de qui voulait voir, de qui devait voir. L’initiative nucléaire est exclue, la dissuasion sacralisée et la voie ouverte vers une limitation des armements stratégiques. Pour autant, ni coexistence ni détente n’arrêtent le déroulement des programmes, lesquels, comme animés d’une vie propre, poursuivent leur routine redoutable jusqu’à ce qu’enfin… Gorbatchev vint.
C’est en effet une merveilleuse conjonction, insuffisamment célébrée, que celle de Reagan II (celui de l’IDS 83) et de Gorbatchev, tous deux soudain horrifiés de ce qu’ils découvrent avoir en main. On lira avec stupéfaction (stupéfaction non devant la découverte, mais devant le fait qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt) la réaction de Reagan prenant conscience, au début de 1983, de la nature de l’arme dont il dispose, seul responsable de son déclenchement (p. 222). Même découverte, même horreur du confrère soviétique, rencontre inattendue d’où ont résulté non seulement « l’Initiative », mais aussi le traité FNI, mais encore les Start, le R de réduction remplaçant enfin le L de simple limitation des accords Salt. Sans doute l’auteur, prenant acte à nouveau de la résistance des techniciens civils et militaires à ce grand changement et des difficultés de sa mise en œuvre, se montre-t-il avare de compliments. Il est vrai que la situation actuelle, objet de sa quatrième partie, semble justifier son pessimisme. Orfèvre en la matière, il souligne le défaut majeur du TNP, qui institue deux poids deux mesures – fussent-ils provisoires – entre les États. Mais surtout il pointe, au chapitre « nouvelles armes, nouvelles doctrines », la dangereuse dérive actuelle dont George W. Bush et Jacques Chirac sont les premiers responsables. Pour un peu, nous sommes revenus à la case départ : dissuasion ou emploi ? Fort heureusement, voici Nicolas Sarkozy prenant à Cherbourg le contre-pied du discours de l’Île Longue, et voici le divin Obama appelant de ses vœux, dès sa campagne présidentielle, puis à Prague le 5 avril, un monde débarrassé de l’arme nucléaire. Dieu l’entende ! Mais le Président des États-Unis d’Amérique n’est-il pas, pour quelque temps encore, une sorte de vice-Dieu ? ♦