Les espions
Les espions
Ce « personnage hors du commun » (selon Éric Denécé, auteur de l’avant-propos), major de sa promotion à Sciences Po, n’est pas resté prisonnier de la formule de dissertation en trois parties en honneur rue Saint-Guillaume. Son livre ne prend vraiment des allures pédagogiques qu’en début de la deuxième partie, distinguant clairement l’« oper » légal ou illégal, l’agent, le contact… et dans une courte cinquième partie flanquée d’une originale annexe récapitulative. Le reste consiste plutôt en une vaste promenade, sinueuse et volontiers répétitive, parmi le monde de l’espionnage contemporain, « terra incognita » pour le commun des mortels et malheureusement aussi pour beaucoup de responsables politiques (y compris le général de Gaulle, non exempt d’un « pénible conservatisme de garnison »).
Ce monde, Melnik le connaît, le respecte, à la limite l’aime. Il n’a pas pratiqué directement cet étrange exercice, mais il se pose en « spectateur engagé », ayant opéré auprès du Vatican, de la Rand Corporation, et en France notamment aux côtés du Premier ministre Michel Debré dans une période sensible (1959-1962), avant d’être écarté dans des conditions mal définies mais qui lui restent apparemment sur le cœur. Pourquoi ce parcours ? Quel fut exactement son rôle dans ces différents postes ? Ce n’est pas l’objet du livre, plus de précisions étant peut-être à rechercher dans un autre ouvrage de l’auteur, comme « Mille jours à Matignon ». Mais on peut penser qu’outre ses diverses aptitudes, sa parfaite connaissance de la langue et de l’âme russes ont à coup sûr joué un rôle majeur.
Observateur compétent et attentif, Melnik est apte à dénoncer aussi bien les représentations romanesques et croustillantes, allant du personnage de James Bond « bellâtre flamboyant mais stupide » à Mata Hari « infortuné papillon érotique », que les emballements injustifiés ou l’oubli des véritables héros. Pour lui, soucieux d’éthique, l’espionnage est un « art souillé par la moindre dérive vers la barbouzerie ». Certes, on relève des épisodes pittoresques comme les tribulations de Léontine Cohen à la gare d’Albuquerque et les méthodes de recrutement sont parfois un peu vaudevillesques, mais la réalité exposée ici, en pleine conformité avec le sous-titre « Réalités et fantasmes », est en général à la fois plus prosaïque et plus complexe. On peut le constater au cours de la Seconde Guerre mondiale, dominée entre autres par le sacrifice des idéalistes de l’« Orchestre rouge », les exploits de Sorge (un des préférés de l’auteur) ou le vol des machines Enigma, qu’au long de la guerre froide dans la lutte entre un KGB « tentaculaire » protecteur du « Saint-Empire marxiste » et l’« invraisemblable usine à gaz de la gigantesque CIA » (suivie par l’habituelle opiniâtreté britannique, le « général gris » d’outre-Rhin et notre « squelettique » DST lançant des « cocoricos » à propos de l’affaire Farewell).
Allen Dulles est traité en ami, mais le mélange de naïveté et de brutalité en usage outre-Atlantique est souligné : « atroce affaire Rosenberg…hystérie collective après la destruction des tours de Manhattan… » y compris l’« inepte Bush ». Comme dans « Tovaritch », on sent en face une préférence du descendant de l’entourage tsariste, adversaire acharné du sanglant communisme stalinien, pour l’« étonnant don des Russes pour l’espionnage » élevé au niveau d’un art et certes aidé par l’« emballement admiratif pour tout idéal de gauche » d’intellectuels occidentaux à la recherche d’une foi, comme ce bon Georges Pâques, sans parler des scrupules des scientifiques de Los Alamos.
« Ah! que j’aime les militaires » chante la grande-duchesse de Gerolstein. Ce n’est pas le cas ici où on les déteste cordialement et les méprise de même Ces êtres « obtus et endormis… », adeptes de « solutions simplistes », capables d’« envoyer des intellectuels se faire massacrer en tant que deuxième classe » et « chauvins à outrance » ont trempé dans l’« abominable asservissement colonial ». Après s’être investis dans le « stupide et inutile conflit indochinois », les représentants français de l’espèce, « culottes de peau favorables à leur chère Algérie française », se sont opposés là-bas au « bel idéal d’indépendance » par des méthodes intolérables comme dans l’« horreur des horreurs » de la bataille d’Alger, avant qu’intervienne une « fin heureuse » à laquelle l’auteur se fait une « joie d’avoir participé ». Cette volée de bois vert ramène au sujet, en démontrant que des gens aussi bornés et primaires n’ont pas leur place dans l’univers de l’espionnage et que ce fut une erreur, en particulier en France et en Allemagne, de les utiliser systématiquement dans cette mission.
C’est dire que le ton est ferme, le vocabulaire riche et imagé ne reculant pas devant une « resplendissante splendeur », les jugements tranchants dans l’éloge ou la critique. On va du panégyrique au sarcasme, en n’hésitant pas à traiter son propre ouvrage de « hautement subjectif ». Les noms défilent sans vergogne : le « visqueux » Foccart, les compromissions d’Hernu, les caleçonnades de Dejean… Chacun est catalogué, qualificatif en tête, du « brillantissime » Markus Wolf à l’« abominable » Heydrich et même au « charmant » Fernand Raynaud !
Les limites de l’exercice existent : l’extraordinaire mobilisation soviétique dans ce domaine s’est révélée « incapable de modifier le cours des événements ». Le Tech-Int ne parvient pas à localiser les « commandos de Ben Laden ». Quant à la France, elle a des progrès à accomplir en matière de renseignement. D’après ce qu’on entend sur le sujet ces temps-ci, il semble que le message ait été entendu. ♦