Correspondance - Les « enseignements » de la guerre de Corée
À propos de l'article anonyme « Des chars ou des avions ? » de juillet 1950.
Ab uno disce omnes…… Cette façon pour le moins sommaire de juger un ensemble d’individus, qu’en penser lorsqu’on l’exerce pour établir une loi, en l’espèce la loi de la guerre moderne ?
Deux semaines ne s’étaient pas écoulées depuis l’ouverture du conflit coréen, et journaux et revues commençaient à se consteller d’articles qui, « à la lumière » de cette guerre, établissaient péremptoirement les canons d’une éventuelle guerre occidentale.
Nous ne ménagerions pas notre admiration à leurs auteurs devant la somme d’informations qu’ils surent accumuler et la rapidité avec laquelle ils en tirèrent la philosophie, si nous n’étions fortement sceptiques quant à la valeur de leurs sources. Aujourd’hui encore, on sait peu de choses en Europe sur ce qui s’est passé là-bas, en particulier dans les débuts. Existait-il un plan de manœuvre sudiste ? Quels étaient le rapport et la nature des forces en présence ? Quels furent les ordres successivement donnés ? Comment furent-ils exécutés ? Autant d’énigmes dont la clef, bien gardée jusqu’à présent, se trouve sans doute au Pentagone.
Mais supposons que nos zélés commentateurs aient été providentiellement informés. L’enseignement capital, disent-ils, à tirer de cette campagne, est que l’aviation est incapable d’arrêter une forte poussée terrestre. Pour stopper le fantassin, ses chars et ses canons, il faut du fantassin, des chars et des canons. L’avion n’est qu’un appoint ; comme arme prédominante, il a fait faillite.
Ne seraient-elles appliquées qu’à la seule guerre de Corée, que nous ne partagerions déjà en aucune façon ces conclusions. Elles font, à notre sens, vraiment trop bon marché d’éléments que nous tenons pour essentiels :
D’abord, un agresseur au point gagne toujours la première manche, et nous savons maintenant qu’en Corée, elle se termina à la boucle du Naktong ;
Ensuite, la riposte aérienne des Sudistes a été relativement tardive, et contester son utilité c’est contester celle d’un matériel d’incendie ultramoderne qui ne serait pas mis en action dans les premières minutes d’un sinistre ;
Enfin, le jeu de l’aviation exige, si on a placé sur elle le poids de son effort défensif, qu’un minimum de résistance soit opposé par les forces terrestres, et il ne semble pas, bien au contraire, que ce minimum ait été initialement fourni.
Ce qui paraît incontestable, c’est qu’avec des forces exclusivement terrestres les Nordistes ont attaqué un adversaire en flagrant délit d’impréparation. Ce dernier a réagi en catastrophe avec la seule arme disponible, l’aviation, qui s’est trouvée engagée dans les plus mauvaises conditions : surprise, éloignement des bases, climat, inorganisation des liaisons Air-Terre. Or, deux mois après, la situation des Sudistes, qui n’avait cessé de paraître désespérée, est si bien rétablie que l’initiative des opérations a changé de camp. Si nous avions la prétention d’en tirer un premier enseignement de valeur générale, nous dirions qu’une guerre éclair est vouée à l’échec lorsqu’elle n’est pas menée par une force aéroterrestre.
Cette lapalissade, on aurait pu la faire émerger plus clairement des brumeuses péripéties de la guerre de Corée.
Mais notre critique veut porter plus loin. Elle veut s’attaquer à la généralisation du principe de la faillite de l’avion-arme capitale, déjà fort contestable lorsqu’il s’agit de la seule guerre de Corée, et que nous tenons pour absurde si on veut l’appliquer à des opérations qui seraient menées en Europe par les deux blocs.
Que les Nordistes aient disposé dès le jour J de quelques milliers d’avions russes, et il ne vient en doute à l’esprit de personne que l’affaire coréenne se serait terminée en quelques jours. C’était l’aviation américaine muselée, donc la sauvegarde assurée des lignes de communications nordistes ; et, inversement, les troupes sudistes et leurs arrières harcelés, les débarquements de renforts entravés. À quel pinacle n’aurait-on pas alors élevé l’efficacité de l’avion !
Or, peut-on prétendre sérieusement qu’une agression contre l’Union occidentale revêtirait une autre forme ? Les motifs politiques dont l’URSS s’inspira en poussant les Nordistes dans leur mauvais coup sans forces aériennes (qui ne pouvaient être que russes), ces motifs n’auront plus lieu d’être.
50 divisions blindées ou motorisées, 8 000 avions, tel est sans doute le fer de lance qui menace l’Europe. Pour s’opposer à ce rush, nous pensons que l’avion, arme essentielle de l’attaque, doit aussi être celle de la défense. Ce que les forces de l’ONU ont réussi de justesse en Corée, dans une atmosphère de débâcle et d’improvisation, nous devons le réussir avec aisance en Europe si nous construisons nos Forces armées autour d’une aviation puissante dotée d’une solide infrastructure. Bâtir une force aéroterrestre à prédominance terrestre, c’est accepter le combat sur le terrain de la quantité, sous un ciel hostile, et nous y sommes battus d’avance : comment arrêterions-nous le raz de marée russe, alors que nous avons été impuissants à endiguer la crue allemande ? Bâtir une force aéroterrestre à prédominance aérienne, c’est au contraire nous battre sur le terrain de la qualité et de la mobilité, et, là, nous devons dominer.
À gros traits, disons donc :
L’agresseur a-t-il peu ou pas d’avions ? Ayons surtout des avions.
L’agresseur en a-t-il beaucoup ? Ayons-en encore beaucoup plus.
Et c’est là le deuxième enseignement que nous tirons pour notre part de la guerre de Corée.
Nous l’exprimons avec la volonté de briser l’orthodoxie routinière ou novice de tous ceux qui ne veulent ou ne savent pas voir quelle révolution l’avion apporte dans l’art de la guerre ; de tous ceux qui pensent encore ligne bleue des Vosges ou garde au Rhin au lieu de penser ciel d’Europe ; de tous ceux qui raisonnent surfaces alors qu’il faut résonner volumes ; des responsables, enfin, de la réorganisation de nos Forces armées, afin qu’ils nous épargnent de revivre mai-juin 1940… mais, cette fois, en huit jours. ♦