Intervention du général (CR) Claude Le Borgne lors de la table ronde du 4 juin 2009 organisée par le Comité d’études de défense nationale sur « La pensée stratégique en France », à l’occasion du 70e anniversaire de la revue Défense nationale et sécurité collective.
« Penser la guerre » - La guerre, aujourd'hui ?
The philosophy of war, and war today
Presentations given at a roundtable discussion on 4 June 2009, organized by the Committee for National Defence Studies (CEDN) on ‘Strategic thinking in France’. The occasion was the 70th anniversary of the journal Défense nationale et sécurité collective.
Nul auteur n’est maître du destin de ses mots. Ceux-ci sont des oiseaux en cage, on a ouvert la porte et l’hirondelle a pris son vol. Ainsi n’est-il pas certain que Raymond Aron ait bien mesuré la richesse du merveilleux titre qu’il a donné à son Clausewitz : Penser la guerre. C’est que la perspective qu’il ouvre est proprement vertigineuse. Clausewitz, y faisant face, s’est sans doute aveuglé sur l’aboutissement inéluctable de sa réflexion, et qui était la destruction de l’objet de celle-ci. À moins que cette découverte tardive ne soit à l’origine de la mélancolie qui a, dit-on, assombri sa vieillesse. De même, je ne vois pas que Raymond Aron ait souhaité élargir le débat et rappeler qu’en quelque domaine qui soit, penser les choses, c’est les tuer. En Occident, les Lumières ont donné le branle à la pensée destructrice. Dès lors, c’est l’hécatombe : Dieu est la première victime, la guerre suit, et l’Histoire. Commençons par celle-ci et, au risque de vous scandaliser, par cette annonce effrayante que Francis Fukuyama a faite et que rien aujourd’hui n’a démentie : fin de l’Histoire.
FIN DE L’HISTOIRE
Le constat dressé par Fukuyama — constat plutôt que prophétie — est peut-être moins intéressant que ne l’est l’extraordinaire violence, et quasiment la haine, que la parution de son ouvrage a soulevée chez ses contradicteurs. C’est que tous, politologues, historiens et militaires, se sont vus agressés par ce petit Américain japonais qui se permettait de réduire à néant, pensaient-ils, ce qui est à la fois leur fonds de commerce et le support de leur passion. Que dit donc Fukuyama, détour utile puisque fin de l’Histoire ou fin de la guerre, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ? Il rappelle, modestement, ce que d’immenses philosophes ont annoncé avant lui, Kant, Hegel, Tocqueville, Nietzsche, Kojève, tous prophètes de la fin de l’Histoire. Il constate simplement que leur prophétie commune est aujourd’hui réalisée et que les horreurs du XXe siècle, nationalisme, communisme, fascisme, générateurs des guerres que l’on sait, ne furent qu’une regrettable parenthèse qui, désormais refermée, a seulement retardé l’avènement de la vision irénique des maîtres. C’est aujourd’hui chose faite, ou presque.
Je ne vais pas me lancer dans l’analyse de la thèse de Francis Fukuyama, mais seulement en rappeler l’essentiel. La phrase qui la résume, phrase clé, est peu élégante mais nuancée : « Si nous en sommes au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre (et porteur) d’une amélioration fondamentale de notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l’Histoire elle-même puisse être à sa fin ». Précisons que l’ordre dont il parle est celui de la démocratie libérale, alliance de la démocratie politique et de l’économie de marché, et que l’avenir qu’il dévoile ne l’enchante nullement, comme l’indique la référence nietzschéenne de son titre, La fin de l’Histoire et le dernier homme. Pour en arriver à ce médiocre aboutissement, Fukuyama rappelle la trilogie des vertus qui, selon Platon, constituent l’homme. Les deux premières, raison et désir, se comprennent aisément. La dernière, que Platon nomme thymos et dont le cœur est le siège, n’est pas aussi simple. On peine à traduire le concept grec, où se mêlent volonté, passion, sens moral, conscience et dignité. Ardeur courageuse me paraît la moins mauvaise approximation. C’est la vertu thymotique qui, selon Hegel, fait le maître et l’esclave, le premier capable de mettre sa vie en jeu, le second, pour la conserver, acceptant la servitude. Or, nous dit Fukuyama, les hommes modernes ont changé cela et tous, esclaves en quelque façon, aspirent désormais à être reconnus. Cette reconnaissance, la Révolution française initialement, la démocratie maintenant, l’ont permise : tous maîtres, au moins tous bourgeois. Cet embourgeoisement est le garant de la paix perpétuelle.
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