Victime de son statut de Res Nullius, la mer est devenue un espace dont le contrôle ne peut être éludé. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que la sûreté et la sécurité maritimes aient ainsi pris, depuis quelques années, une importance grandissante dans la vision globale des menaces et des défis auxquels se trouvent confrontés les États modernes. L'auteur, directeur de la Délégation aux affaires stratégiques, a présenté cette communication le 25 mai 2009 au symposium d’Abu Dhabi sur la sécurité maritime.
Les facteurs-clés d'une stratégie de sûreté et de sécurité maritimes
Aujourd’hui, 90 % de l’approvisionnement économique transite par voie maritime. Ce seul chiffre justifierait à lui seul cette prise de conscience qui touche non seulement la question de la sécurisation des axes commerciaux, mais aussi la protection de l’environnement marin et des ressources maritimes, dans un contexte marqué par une multitude de phénomènes parmi lesquels peuvent être notamment cités : la course au gigantisme des navires et la croissance des risques que celle-ci induit ; la multiplication des activités illicites, prix à payer du principe fondamental de liberté des mers ; la pression croissante des populations sur la mer qu’il s’agisse de la pollution et du réchauffement climatique, de l’assèchement des ressources halieutiques ou de la course à l’exploitation des ressources sous-marines.
Deux facteurs majeurs sous-tendent une situation qui voit aujourd’hui les marines chinoise, coréenne et japonaise patrouiller dans un océan Indien où elles étaient jusqu’ici traditionnellement absentes, situation qui voit également les détroits et les mers fermées, à l’image de la Méditerranée ou du golfe Arabo-Persique, demeurer plus que jamais d’importants points de vulnérabilité.
D’abord, l’impact de la mondialisation-globalisation et de l’interdépendance économique qui ont largement modifié l’approche du fait maritime, comme en témoigne la prodigieuse expansion du commerce maritime de ces trente dernières années (près de 6 % de croissance annuelle sur la période illustrée par la multiplication des incidents en mer et de leur coût écologique), rendant toujours plus nécessaire la régulation et l’organisation de ces flux.
Second facteur, l’émergence ou la réapparition à une échelle insoupçonnée d’activités illégales ou de nouvelles menaces non militaires comme la piraterie et le crime organisé, l’immigration illégale, voire le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
De fait, les missions dévolues aux appareils de défense, en particulier aux forces navales, évoluent. Dans une tétralogie proposée en 1973, l’amiral Zumwalt, alors chef des opérations navales de l’US Navy, distinguait la dissuasion, la maîtrise des mers, la projection de puissance et la diplomatie navale. Personne ne viendrait contester le caractère réducteur de cette présentation, sans y ajouter ces missions de sécurité maritime, que la doctrine française qualifiait traditionnellement de mission de service public.
Cette évolution sémantique traduit bien l’idée selon laquelle, dans un contexte de mondialisation des échanges et de menaces asymétriques, connaître et contrôler l’activité maritime sont devenus pour les États, des objectifs cruciaux.
Ce double constat est également celui que propose le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Si la notion de stratégie de sûreté et de sécurité maritimes n’apparaît pas en tant que telle au centre de l’ouvrage, elle n’en imprègne pas moins nombre de ses réflexions. Ainsi en est-il de la définition de nos zones d’intérêt et d’intervention prioritaire, de cet axe reliant l’Atlantique à l’océan Indien et au golfe Arabo-Persique par la Méditerranée ; ainsi en est-il aussi de l’identification des menaces potentielles auxquelles la France, seconde puissance maritime du monde — si l’on prend en considération les zones économiques exclusives — pourrait être amenée à faire face avec ses alliés ou ses partenaires européens ; ainsi en est-il enfin de l’importance attachée à nos implantations à Dakar et à Djibouti, comme de la nécessité de maintenir une composante navale forte, de l’impérieuse obligation d’améliorer les rapports entre les différentes administrations concernées et nos partenaires européens, et, plus encore, de développer des moyens renforcés d’information et de surveillance…
Alors que l’axe fondamental du Livre blanc a bien été l’interpénétration des concepts de défense et de sécurité, du fait de l’effacement progressif de la traditionnelle frontière entre sécurité extérieure et intérieure, la pertinence d’une stricte séparation des deux concepts de sécurité et de sûreté maritimes apparaît aujourd’hui plus que jamais contestable.
Cette distinction, défendue il y a peu encore par certains, ne répond plus correctement à la réalité des situations. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que les actes de piraterie menés contre des navires transportant des substances chimiques ou pétrolières peuvent avoir des conséquences environnementales, que la mise en place de systèmes d’information sur le trafic maritime vise tout autant la sécurité que la sûreté en mer. De la même façon, il n’existe plus une seule et simple menace, mais plusieurs, parfois diffuses, dans des théâtres de plus en plus nombreux et de très grande dimension. Au-delà de la complexité et de l’actualité de la question de la piraterie, rappelons que les routes de la drogue se sont multipliées dans l’Atlantique, allant jusqu’à investir les côtes africaines, y compris dans le golfe de Guinée ; et que dire des routes de l’immigration illégale en direction de l’Europe qui, loin de se limiter à la seule Méditerranée abordent la côte occidentale de l’Afrique ?
De fait, le concept français de sécurité et de sûreté maritimes se veut aujourd’hui un concept global ancré sur la conviction forgée par l’expérience d’une approche intégrée. Il doit recouvrir la défense des droits souverains et des intérêts de la nation, le maintien de l’ordre public en mer, la sauvegarde des personnes et des biens, la protection de l’environnement ou encore la lutte contre les activités illicites. Seule cette stratégie totale est de nature à nous permettre de faire face aux risques et menaces qui pèsent sur notre environnement maritime proche ou lointain.
Cette conviction nécessite cependant la prise en compte de quelques facteurs-clés.
D’abord, la prévention des menaces susceptibles de venir de la mer (terrorisme, narcotrafic, piraterie, transport illicite de migrants…) impose d’avoir la volonté politique et la capacité militaire de pouvoir se porter à leur source, parfois à des milliers de kilomètres de nos côtes. Tel est le cas aujourd’hui de la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden, initiative qui a été portée par la présidence française de l’Union européenne ou de la lutte contre le trafic de drogue dans la Caraïbe. Tel fut déjà le cas, on l’a peut-être oublié, des campagnes de protection du trafic pétrolier ou de déminage du Golfe organisées par la Marine nationale à la fin des années 80.
Sur ces deux points, volonté politique et capacité d’agir, toutes les nations maritimes ne sont pas placées sur un plan d’égalité, notamment lorsqu’il s’agit d’opérations de projection lointaine. Les difficultés rencontrées par l’opération Atalante et, plus encore par l’Otan, dans la génération de forces sont là pour rappeler que le maintien sur zone pendant plusieurs mois d’unités navales impose certes de lourds sacrifices budgétaires, mais rend plus criante encore l’insuffisance des moyens de soutien des marines européennes, soulignant à cet égard un peu plus encore la pertinence des investissements réalisés dans nos partenariats avec la Fédération des Émirats Arabes Unis et la république de Djibouti.
La Marine nationale met en œuvre un dispositif permanent de surveillance et d’intervention, dense sur les côtes et étendu au large, permettant de prévenir ou de traiter une large gamme de menaces, risques ou infractions se déroulant en mer ou provenant de la mer. Cette posture est naturellement coûteuse dans la mesure où elle implique l’entretien d’une large gamme de bâtiments de combat et de soutien dont certains sont par essence dédiés à la sécurité maritime (patrouilleurs, avions de surveillance maritime, hélicoptères de service public…). Pour autant, il paraît indispensable que toutes les unités d’une Marine nationale soient susceptibles de contribuer à ces missions.
Deuxième facteur-clé, la robustesse de l’organisation interministérielle.
La stratégie globale impose aussi de renforcer la sécurité du littoral, tout en assurant la défense des droits souverains en mer (protection des ressources halieutiques et minérales dans les zones économiques exclusives), mais aussi la maîtrise des risques liés à l’activité maritime (accidents de mer, pollution…). En France, la sécurité maritime relève de l’action de l’État en mer dont la Marine nationale est l’acteur majeur aux côtés d’autres administrations (notamment douanes, affaires maritimes, gendarmerie, sécurité civile, autorités judiciaires). On voit bien ici la complexité et l’hétérogénéité des missions comme le caractère indispensable que revêt la nécessité d’une coordination aussi étroite et souple que possible. La réponse française à ce défi, que beaucoup de nos partenaires européens n’ont pas encore été en mesure de surmonter, a été la mise en place d’une chaîne de planification et de conduite des opérations devenue pleinement opérationnelle au cours des ans, qui soutient l’action dirigée par les préfets maritimes (métropole), officiers généraux de la Marine nationale et représentants directs du Premier ministre pour l’action de l’État en mer, dotés de pouvoirs renforcés depuis 2004, ou par les délégués du gouvernement pour l’action de l’État en mer (outre-mer).
Troisième facteur, et non le moins important, la gestion de l’information.
S’agissant de la gestion de l’information, la sécurité maritime demeure plus que jamais dépendante du renseignement et de sa coordination interétatique et interministérielle. Un effort permanent dans le domaine du renseignement d’intérêt maritime qui procède de coopérations interadministratives et internationales apparaît ici comme une nécessité impérieuse. Les bases d’une telle coopération existent. Ainsi en est-il de Spationav en France, système d’information intégré fournissant de l’information sur la surveillance maritime, au profit d’un environnement interministériel. Ce système qui intéresse les côtes littorales jusqu’à la haute mer, repose sur tout un faisceau de sources : les sémaphores, les patrouilles régulières de navires et d’aéronefs exécutées en collaboration avec la Gendarmerie nationale, les affaires maritimes et les douanes, ainsi que sur des déploiements hauturiers réguliers menés en coordination avec nos alliés. Elle repose également sur la mission générale de présence, de renseignement et de prévention, attribuée à la Marine nationale et illustrée par une présence constante dans certaines zones, qu’il s’agisse des autoroutes de la mer en Atlantique, en Méditerranée, mais aussi dans le golfe Arabo-Persique et l’océan Indien. Ces actions, qui s’appuient naturellement sur le système de forces « prépositionnées » dont la base d’Abu Dhabi constitue désormais un nouveau maillon, incluent également des opérations d’interception à l’image de la participation très active de la France dans le cadre de l’initiative sur la prolifération (PSI).
Pour autant, beaucoup reste à faire dans ce domaine, alors même que l’émergence et la juxtaposition en Europe de systèmes différents, montés à titre national ou multilatéral, paraissent imposer la nécessité d’une coordination et d’une interconnexion de plus en plus poussée.
Quatrième facteur enfin, le renforcement du cadre juridique.
La surveillance maritime ne constitue pas un bloc d’activités homogènes et recouvre bien des réalités différentes selon que l’on s’intéresse, par exemple, à la lutte contre la piraterie ou à l’immigration illégale, suscitant entre nations des approches divergentes. Derrière celles-ci transparaissent souvent des raisons historiques, des constructions juridiques ou administratives très éloignées des nôtres. Pour autant, les exemples de la piraterie ou de l’immigration ont montré que le statu quo n’était pas une fatalité, soulignant là encore la nécessité de lignes politiques claires et d’un tissu d’accords bilatéraux ou multilatéraux, tout à fait accessibles pour peu que se dessine une volonté politique, comme ont pu le montrer les accords conclus par l’Union européenne avec le Kenya ou les coopérations menées dans la Caraïbe avec les États-Unis, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
Au-delà de ce tour d’horizon, quels enseignements peuvent être tirés de trois décennies de pratique française de la sécurité maritime ?
Le premier enseignement relève du domaine juridique. La réaffirmation du principe fondamental de la liberté des mers, réactualisé mais réaffirmé par la Convention de Montego Bay de 1982, demeure une donnée fondamentale, génératrice de progrès mais aussi facteur de risques. Mais si l’action internationale pour la sécurité des espaces maritimes demeure difficile, la raison première tient au fait que la responsabilité en incombe aux États dont les prérogatives restent limitées et dont les moyens d’organisation sont parfois totalement différents. Certains pays ont développé des flottes de garde-côte, totalement séparées des forces armées ; d’autres ont conféré à leurs administrations des capacités d’intervention en mer (administration des pêches, douanes, immigration…). Plus encore, des pouvoirs et missions particulières sont assignés à différentes composantes civiles ou militaires des États, compétentes dans des domaines et pas dans d’autres. Cette fragmentation se révèle préjudiciable au bon fonctionnement de la coopération comme le montre, par exemple, la lutte contre l’immigration illégale en Méditerranée.
Le second enseignement est que, dans ce contexte, le succès et l’efficacité des stratégies de sécurité maritime dépendent, plus que jamais, des coopérations internationales. Aucune marine, si puissante soit-elle, n’est aujourd’hui en mesure de se mesurer seule aux menaces qui pèsent sur nos sociétés à travers l’espace maritime. Cela impose naturellement le renforcement privilégié, mais non exclusif, de la coopération européenne et des liens entre les systèmes d’information. Au sein de l’Union européenne, 22 pays sur 27 sont des nations maritimes. Or, malgré les efforts et les réflexions engagées, nous n’avons pas encore de vraie stratégie maritime européenne impliquant les structures opérationnelles d’une défense européenne dont les pays riverains de l’océan Indien viennent de découvrir l’esquisse avec l’opération Atalante de lutte contre la piraterie.
Le tableau n’est pour autant pas si noir. Alors que la notion de dimension maritime européenne tend de plus en plus à prendre corps, facilitée en cela par les travaux de la Commission européenne, la présidence française de l’Union européenne a relancé l’objectif d’une coopération dans le domaine de la surveillance intégrée sur la base des initiatives bilatérales déjà en cours, notamment en mer du Nord, en Méditerranée et en mer Baltique. Avec le concept de Maritime Situation Awareness, l’Otan a également entrepris un exercice fondamental de synthèse d’information. D’autres exemples existent : la dimension maritime de la PSI, les liens forts établis entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée occidentale par l’initiative « 5+5 ».
Par ailleurs, la France entend aider ses partenaires à exercer leurs droits souverains et sauvegarder leurs intérêts dans leurs espaces maritimes. Des projets de coopération sont menés au profit d’un certain nombre de pays africains, notamment au Bénin, au Cameroun, au Gabon, au Maroc, au Sénégal ou encore au Togo ou en Tunisie, pays désireux de développer les capacités opérationnelles de leur marine ou de leur garde-côte. Les souhaits exprimés par le Qatar et le Yémen de faire appel à la France pour renforcer leur garde-côte témoignent de cette évolution. Il s’agit évidemment de faire bénéficier nos partenaires d’un savoir-faire généralement reconnu à la France. L’objectif n’est pas d’exporter un modèle, mais de faire part d’une expérience qui fait ses preuves. Promouvoir un axe solide de coopération régionale effective servant des intérêts partagés pour faire face à des menaces communes représente l’un des volets naturels de notre coopération en matière de sécurité maritime.
Trois projets majeurs s’inscrivent en particulier dans cette « mondialisation » des préoccupations qui pèsent sur les espaces maritimes : le renforcement du dispositif de surveillance des approches maritimes du détroit de Bab-El-Mandeb par le biais d’une coopération trilatérale recherchée entre Djibouti, la France et le Yémen ; le projet de développer une coopération régionale dans le golfe de Guinée ; et, plus récemment dans le cadre du projet d’Union pour la Méditerranée, avec la proposition de développer une véritable chaîne sémaphorique sur le pourtour méditerranéen.
Le domaine de la sécurité maritime prend ici une stature nouvelle et intéressante. Il est le vecteur d’une coopération qui, par construction et par ses effets, aura la vertu de présenter une dimension stratégique, régionale et multilatérale.
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La mer est bien un espace de liberté remis en cause par des tentatives d’appropriation de multiples acteurs, légaux ou non, qui veulent transformer cet espace en territoire.
La stratégie maritime est cet outil dual qui, s’inscrivant dans une parfaite continuité paix-crise-guerre, s’avère au quotidien garant du principe international de la liberté des mers tout autant qu’outil de puissance nationale au service de la paix et de la stabilité mondiale. ♦