Le Mao
Pierre Viansson-Ponté relevait en 1978 qu’« année après année, les événements qu’on a vécus s’enfoncent peu à peu dans le brouillard, perdent leurs formes et leurs couleurs dans les mémoires, pour reparaître ensuite, transfigurés, étiquetés, catalogués, comme des faits historiques. C’est une expérience fascinante et inquiétante à la fois. Fascinante parce que la vérité, ainsi établie et désormais homologuée, contraste si fort avec ses propres souvenirs qu’on en vient à douter de ce qu’on avait vu. Inquiétante, car on ne peut éviter de se demander si l’histoire elle-même, ainsi autopsiée et contrôlée, n’est pas tout entière une gigantesque mystification ».
Dans le sillage de cette réflexion, le livre de Guy Gallice (photos) et Claude Hudelot (textes) arrive à point pour remettre en mémoire, à l’occasion du 60e anniversaire de la RPC, « la puissance, aujourd’hui inimaginable, de la propagande » qui a submergé la Chine du temps de Mao… « Un raz-de-marée comme aucun pays au monde en a connu ».
De courts chapitres suffisent à rappeler, sommairement mais avec pertinence, les étapes, les moyens, les acteurs, du phénomène totalitaire maoïste, favorisé par les inévitables « naïfs », « sincères », et autres « intelligents », complices étrangers du tyran, comme il en existe encore aujourd’hui.
Pièces à conviction de l’orgie organisée à une échelle sans précédent, les multiples accessoires (affiches, photographies, peintures, bois gravés, porcelaines, badges, tissus, objets utilitaires, vêtements, livres) qui ont servi à la promotion du culte, sont présentés et commentés. Une telle accumulation pourrait apparaître comme une litanie lassante, si elle ne révélait pas la force du martèlement et du monopole idéologiques. Plus profondément, elle illustre aussi l’un des traits caractéristiques de la psychologie chinoise, le conformisme et la conviction qui s’emparent d’une population à une époque donnée dans une direction donnée, « qualités » idéales pour un système totalitaire.
Pour ceux qui ont vécu en Chine à cette époque, l’impressionnant déballage de tels artifices rappellera bien des scènes de délire des masses mobilisées, entraînées par moments dans une joie libertaire et conviviale ou lancées dans des luttes impitoyables, provoquant des millions de victimes, gardes rouges de clans opposés, hommes et femmes appartenant à « des mauvaises classes », simples quidams ou cadres du régime emportés par la folie du grand timonier.
Il ne s’agit pas pour autant d’une simple réminiscence du passé. La poursuite du mythe de Mao, préservé, embelli, falsifié, n’échappe pas aux auteurs. La nostalgie maoïste est bien vivante. La propagande, plus adaptée, a bénéficié des leçons et des excès d’une époque primitive. Plus sophistiquée, elle se perpétue sur le thème du nationalisme. Reprises à l’étranger (Warhol, Erró) ou en Chine (Yu Youhan, Zeng Fanzhi) sous des formes « artistiques », les reliquats de la propagande maoïste participent désormais au déploiement de « puissance douce » de l’actuel régime chinois.
Le Mao, beau livre rouge, n’est pas uniquement le rappel historique d’un drame totalitaire. Il est également d’actualité. ♦