Lieutenant en pays thaï
Le Merre fait partie d’une de ces promotions de saint-cyriens de l’immédiat après-guerre qui, loin de la ligne bleue des Vosges et des rivages rhénans, furent invités en quasi-totalité à partir guerroyer dans ce qui s’appelait à l’époque l’Indochine (on ajoutait même parfois : « française »), et y laissèrent nombre de leurs camarades. Le parcours de ces garçons fut là-bas très varié, que ce soit dans la répartition géographique dans ce vaste pays ou dans la gamme des missions confiées. Cette diversité des destins dans un conflit, que de Lattre baptisa à juste titre celui « des lieutenants et des capitaines », fut illustrée sous la plume d’un des leurs, émule de Prévert, par l’immortel « Ceux qui… ». Il n’empêche qu’une forte proportion de ces jeunes officiers fut dirigée vers le nord (le Tonkin) et engagée, au sein des « groupements mobiles » et des unités paras dans ce qui ressembla de plus en plus à des opérations de guerre, face à un adversaire nombreux et solidement armé, articulé en véritables « divisions ». Les expériences vécues dans ce cadre présentent donc pas mal de points communs. Le cas de notre auteur, patron d’un petit poste isolé dans une région montagneuse, à la cartographie incertaine, couverte de jungle et peu peuplée (soit l’exact contraire du delta), s’il ne fut pas unique, mérite donc réellement le qualificatif de particulier.
On se prend à imaginer ce que dut être la condition de nos pionniers coloniaux d’autrefois. Le deux galons d’à peine vingt-cinq ans est un chef militaire face à des harcèlements et à des embuscades, mais aussi un bâtisseur, un juge de paix, un infirmier, un diplomate… Il règne (et il est obligé de régner sous peine d’être débordé !) sur des partisans, leur famille et leur basse-cour, avec l’aide de quelques gradés, en général courageux et compétents, et d’une poignée d’engagés métropolitains ne brillant à vrai dire le plus souvent ni par la culture, ni par la tempérance. Il y a donc matière à reportage et, après une présentation historique et géographique précise de son terrain de chasse, notre « Alex » y excelle, en quelques dizaines de courts chapitres où éclatent sa faconde méridionale et son sens de la formule. On fait le plein de descriptions pittoresques, d’épisodes saugrenus, de portraits colorés et de jugements sarcastiques… N’exagérons pas : si le narrateur sait présenter des scènes relevant du tragique sous une forme plaisante, s’il fait à l’occasion du Pagnol en pays thaï, il ne cache pas que la vie n’est pas toujours rose dans le poste au cours de « longs mois passés dans une quasi-solitude » ; l’hygiène et la santé sont soumises à rude épreuve, la progression sur les pistes est pénible et périlleuse, les démêlés avec les services sont rugueux… Le Merre sait aussi quitter le style troupier, il ne répugne pas aux allusions littéraires et pousse le souci d’éclairer son lecteur jusqu’à traduire pour lui « Horresco referens » et lui enseigner les mécanismes de la méthode Ogino.
Les choses se gâtent à l’automne 1952. La pression vietminh s’accentue afin « d’avoir la voie libre pour s’attaquer au gros morceau : Na San » qui n’est plus comme deux ans auparavant « un nom inconnu de tous », mais va devenir le lieu d’une éclatante victoire défensive française. En attendant, la petite position de Ba Lay est « noyée sous le nombre » au cours d’un tragique assaut nocturne. La suite, c’est l’épouvantable épreuve de la captivité : vingt-deux mois qui tiennent ici en deux pages. Le conteur se fait laconique. Pour lui, « inutile d’en rajouter ». La verve reprend pour raconter le retour vers une métropole où règne, à propos de l’Indochine, « une ignorance totale » et les tribulations auprès de bureaucrates tatillons.
Le Merre a fait son travail d’officier et, comme ses confrères, « n’a jamais douté du bien-fondé de son boulot ». ♦