Plus d'ennemi, voilà une situation inédite, et troublante ! Aussi s'invente-t-on de nouvelles menaces. Elles foisonnent. Le paradis sur terre est notre horizon et tout ce qui nous en sépare est menace. Cela en fait beaucoup.
Nous irons tous au paradis
We’re all going to paradise
No more enemies: a brand new situation, and a worrying one! So we invent new threats. They multiply. Our objective is an earthly paradise, and all that stops us getting there is threats. It’s really too much to bear . . .
Les vieux briscards de la stratégie se souviennent de l’avertissement lancé en 1988 par Monsieur Arbatov, stratège soviétique familier de l’Occident : « Nous sommes en train de vous faire quelque chose de terrible, nous sommes en train de vous priver d’ennemi ». Terrible assurément le bon tour annoncé et plus que ne le croyait l’auteur de cet excellent mot ! Certes, le passage brutal, qui s’amorce alors, d’un monde figé depuis des dizaines d’années dans un affrontement binaire reposant, à un autre indéterminé, bipolaire, multipolaire, anarchique – on ne sait – a de quoi inquiéter. Mais plus terrible encore est le trouble de personnalité qui devait s’en suivre, trouble auquel les nations sont sujettes comme les personnes : si je ne suis plus l’ennemi de mon ennemi, qui suis-je ?
Pour nous en tenir aux nations, le concept d’ennemi est œuvre de civilisation, fondatrice d’un ordre. Tous ne sont pas mes ennemis, ce qui me dérange n’est pas toujours menace. Le bon ordre exige que l’ennemi soit choisi, sélectionné, désigné, la guerre étant ce qui, indubitablement, le montre de son doigt sévère et l’oblige à se mettre sous les armes. Haï peut-être, voici l’Autre élevé, par la guerre, à la dignité d’ennemi. Ainsi n’est-ce pas sans raison qu’on a refusé aux opérations d’Algérie le label guerrier et qualifié de rebelles les gens du FLN, heureuse fiction qui n’a été dénoncée que récemment et pour des motifs administratifs.
Menace militaire, ennemi, guerre, voilà donc l’ordre ancien, rempart contre la barbarie. Celle-ci est de retour. Sans doute, politesse ou horreur du vide, la menace militaire classique, menace « civilisée », reste-t-elle la référence. Certains en usent encore, Inde et Pakistan, Russie et Géorgie, Iran, Israël et ses voisins arabes ; ce sont les cancres de la classe. Les bons élèves, eux, regardent ces demeurés avec des mines apitoyées, tout en s’abandonnant aux délicieux frissons que font courir sur leur vieille peau des évocations de cauchemar nucléaire. Mais l’essentiel des menaces dont l’Occident s’effraie sont des menaces sans acteurs, des dangers anonymes. Tout projet, dit le stratégiste conséquent, suscite un ennemi. Ce principe fait la fortune de « l’intelligence » économique. Le vocabulaire prend acte de cette évolution, de la menace nous sommes venus au risque, de l’ennemi aux nuisances, de la défense à la sécurité. Le vide insupportable qu’annonçait Arbatov est comblé à ras bord, c’est le trop-plein, de menaces sinon d’ennemis. C’est qu’on ne saurait se passer du plaisir de peur, marchandise que médiacrates et stratégistes sont habiles à vendre. Menaçant et menacé, peur et vulnérabilité, se livrent à un ballet où les pas de deux empêchent de reconnaître qui, de l’un ou de l’autre, mène la danse. Le menaçant menace, mais, selon que le menacé se gonfle ou se rétrécit, il a plus ou moins de prise pour sa menace. La peur, dont on peut penser qu’elle conduit le bal, est un instinct fort utile ; elle me prévient du danger et me fait connaître le menaçant. Au bord de la falaise, le vertige me saisit, qui me conduit à m’en écarter. La sagesse commence à la vue du gendarme et la discipline militaire à celle des généraux ; du moins en allait-il ainsi au bon vieux temps, les généraux modernes ayant beaucoup œuvré à leur propre abaissement. Certes, le réflexe bénéfique peut être excessif et, conscience prise de ce qui le motive, on tenait à honneur de mépriser sa peur. Là encore, l’imparfait s’impose, cet honneur-là n’est plus de mise et la vulnérabilité du menacé, dont la peur fixe le contour, s’enfle sans cesse.
Ainsi la peur serait première, c’est elle le maître de ballet. Les terroristes le savent bien. Nous devrions le savoir aussi, et prendre le terroriste au mot. La parole d’Évangile, reprise par Jean-Paul II, « N’ayez pas peur », constitue l’imparable riposte. Il n’est pas sûr que le terme de résilience – anglicisme nouveau qui désigne tout bonnement la fermeté dans l’épreuve – soit ici convenable. Du moins, l’usage immodéré qu’on en fait risque-t-il d’entraîner son contraire : trop exalter la résilience, c’est reconnaître nos vulnérabilités, accroître nos faiblesses. On tremble, non d’être menacé, mais d’avoir, par négligence, étourderie ou impuissance, laissé passer quelque menace devant laquelle on se trouvera démuni.
La stratégie est devenue une usine à menaces, elle les sort à la chaîne. Menaces sans acteurs, disions-nous. Il n’y a plus de méchants. C’est aux concepts que l’on s’en prend, terrorisme ou criminalité, non aux acteurs, terroristes ou criminels. Le champ des menaces s’ouvre sur des perspectives infinies, à la mesure de ce qu’on tient pour menacé. Notre Livre blanc expose ce qu’il nous faut défendre, « les principes de la démocratie, en particulier la liberté individuelle et collective, le respect de la dignité humaine, la solidarité et la justice ». Vaste programme, eût dit le général de Gaulle, et dont la « vastitude » n’a d’égal que le flou : s’agit-il de défendre ces jolies choses hors de nos frontières, ce qui fait un bien gros travail, ou dans notre intérieur ? Si c’est à l’intérieur, comme il semble, qu’il faille défendre la liberté individuelle, l’État en est-il le garant, ou en est-il l’ennemi ? Sans doute en vient-on à des vulnérabilités plus concrètes que ces grands sentiments. Ainsi des catastrophes naturelles classiques, mais aussi d’autres qu’on nous promet, menaces sur notre « environnement », effets terrifiques et belligènes des variations climatiques attendues, tarte à la crème servie et resservie ad nauseam.
À bien regarder le foisonnement des menaces diverses auxquelles nous devrions faire face, le terme de sécurité est un petit mot et par trop négatif : c’est le paradis que nous avons en vue et la voie qui y mène est un inépuisable gisement de menaces. Dès lors qu’un monde de paix et d’amour (que tous les hommes d’Occident disent espérer, mais que bien peu pratiquent) est considéré comme un idéal réalisable, les obstacles qui nous en séparent sont autant de scandales et les dirigeants, incapables de les surmonter, des nuls ou des pervers. Quels dirigeants au reste ? L’État national n’est plus le cadre pertinent et les hommes d’État sont les personnages d’une comédie démodée. S’impose une stratégie « sociétale » qui requiert une mobilisation planétaire. Big Brother n’est pas loin, tyran sans nom ni lieu ni visage. De l’évolution néfaste de la planète, si simple à inverser nous fait-on accroire, nous sommes tous responsables : l’homme en soi est le nouvel ennemi, le nuisible c’est lui. Le regretté Théodore Monod, écologiste vedette, était tout à fait dans cette philosophie. L’ascète du désert s’intéressait beaucoup aux insectes, aux plantes et aux pierres, fort peu aux Bédouins. Le qualificatif d’humaniste, dont on l’accable souvent, ne lui eût pas convenu. L’Autre était mon ennemi, je suis désormais ennemi pour moi-même. Dès lors on ne saurait être trop prudent et le principe de précaution est inscrit dans notre constitution. Poussons-le au bout : « Vivre nuit gravement à la santé ». ♦