Toi, ce futur officier
Toi, ce futur officier
Le général Bonnemaison s’est lancé à lui-même un défi. Il est vrai que, commandant les Écoles de Coëtquidan, sa position l’y obligeait : que dire à « ce futur officier » auquel il a choisi de s’adresser, que lui promettre, contre quoi le prévenir ? La chose militaire est aujourd’hui si dénaturée que le défi tient de la gageure. Le résultat est bouleversant et dépasse sans doute l’intention de l’auteur : morte la guerre, voici le militaire amoureux. On ne verra nulle moquerie dans ce raccourci et seulement l’aboutissement logique de la pente sur laquelle on pousse nos soldats.
L’auteur dresse l’inventaire des vertus que le chef doit cultiver. Elles sont si nombreuses et si exigeantes qu’on voit mal qu’un jeune homme puisse, sans forfanterie, s’en estimer pourvu. Aux vertus cardinales que sont justice, force, tempérance et prudence, s’ajoutent celles qui sont propres à l’exercice du commandement, autorité, exemplarité, sollicitude, responsabilité, puis deux autres plus intellectuelles, connaissance et anticipation, enfin les préceptes édictés par le Code du soldat.
Ces vertus espérées, à quoi les appliquer puisqu’il ne s’agit plus de bataille aux frontières ? Buts de guerre, disait-on jadis, c’est aujourd’hui de sens que l’on parle, sens à donner à des opérations sur lesquelles plane toujours, fût-ce petitement, l’ombre de la mort. Vaincre l’ennemi n’a plus cours, il faut s’attaquer au malheur du monde. Ce sens-là, Éric Bonnemaison le revendique haut et fort. Où que ce soit, c’est « l’espoir d’un monde meilleur » qui inspire nos œuvres militaires, la solidarité avec les miséreux et, par exemple, « le souverain bien » des Afghans. Nos actions extérieures sont actions de charité. Sans doute le général ne prononce-t-il pas le mot, devenu obscène. Il en emploie un autre, au demeurant plus fort : l’amour, « fil rouge » de son ouvrage (1).
Celui-ci ne se limite pas à ces très hautes considérations. On en trouve d’autres, fort pertinentes, sur les conditions impossibles dans lesquelles sont engagées nos forces et que résume le concept d’asymétrie. Le combat de l’irrégulier et plus encore celui du terroriste ressortit à la physique quantique, monde où les principes de la physique classique sont inopérants. Si cette comparaison a de quoi intriguer le « cornichon » candidat à Saint-Cyr, une autre lui sera plus accessible : deux équipes disputent un match sur un stade, l’une joue au football, l’autre au rugby, mais l’acteur principal n’est ni l’une ni l’autre, c’est le public. La subtilité de ces images amène à regretter une faiblesse : la présentation, certes marginale, qu’Éric Bonnemaison fait de l’islam est sommaire et conforme à la vulgate que les médias diffusent (2).
La dialectique régulier-irrégulier est riche. Elle soulève une question majeure que l’auteur, sans la traiter explicitement, aborde à plusieurs reprises. Peut-on et doit-on choisir sa guerre ? La question paraît vaine, elle ne l’est pas. C’est de la réponse qu’on lui a donnée qu’est née la civilisation. La guerre régulière est un choix essentiel qui fait de la guerre irrégulière une « friponnerie ». L’auteur voit très bien cela. Il se refuse à s’y engager complètement. Il va même jusqu’à brocarder (p. 5) la « naïveté confondante » des anciens, qui croyaient pouvoir circonscrire la guerre en un champ clos. On comprend sa prudence : le guerrier civilisé devrait, pour rester conséquent, refuser de s’engager dans des combats sans bornes. Dès lors que l’auteur s’interdisait cette désertion, sa démarche rigoureuse ne pouvait que l’amener là où il est arrivé, aux lisières de la sainteté. Séminariste ou cyrard, même combat ? Le rituel saint-cyrien le suggère : – À genoux, les hommes ! – Debout, les officiers !
(1) Parmi les objets d’amour, l’auteur, sans y insister, place la Patrie. Peut-être se sent-il contraint à cette évocation désuète.
(2) Ainsi p. 88 et 89, qui contiennent sur la notion de qitâl une erreur manifeste.