Amérique - Espace, puissance et liberté
Le 15 avril 2010, le président Obama a fixé les missions de la NASA pour la vingtaine d’années à venir. Cette déclaration (1), passée inaperçue en Europe pour cause d’éruption volcanique séculaire, est un événement de portée symboliquement équivalente au discours d’un illustre prédécesseur, une cinquantaine d’années plus tôt. Cependant, la raison en est occultée. En effet, le 25 mai 1961, alors que la guerre froide menace de dégénérer en conflit nucléaire (2), le jeune président Kennedy a le trait de génie de transformer la course aux armements nucléaires, potentiellement destructrice pour la planète, en pacifique « course à la Lune » qui canalise les énergies des deux superpuissances durant toute la décennie. Aujourd’hui, désignant la nouvelle frontière — la planète Mars en 2035 — le président Obama fournit en fait les instruments de la domination sans partage de l’espace extra-atmosphérique. Car, après le coup de semonce chinois du 11 janvier 2007 (3), l’Amérique a compris qu’elle n’était plus à l’abri d’un Pearl Harbour spatial. Aussi, le vrai dessein, la realpolitik, qui se cache derrière les paillettes de la relance des vols habités, demeure la constante ambition hégémonique des États-Unis d’Amérique. En effet, l’hyperpuissance, selon la formule chère à Hubert Védrine, n’a d’autre issue que de sortir « par le haut » de la mondialisation où son poids relatif dans les domaines économique, commercial, diplomatique et bientôt militaire se relativise du fait du développement accéléré des nouveaux pôles de puissance eurasiatique, latino-américain, voire un jour sud-africain.
Pendant que le président Obama met l’accent sur l’activité symbolique des vols habités, son pays investit à lui seul 95 % des dépenses spatiales de défense recensées (4). En transcendant le vieil adage « qui tient le haut tient le bas » les stratèges américains veulent maîtriser le monde en contrôlant l’espace. La doctrine spatiale officielle n’est-elle pas intitulée très clairement : « Space dominance ». Ce faisant il ravive la part de rêve et de risque assumée sans laquelle Christophe Colomb n’aurait jamais mis cap à l’ouest, Charles Lindbergh compas à l’est et Youri Gagarine casque dans les étoiles. Il s’assume également en chef des armées, qui confirme et augmente les investissements spatiaux militaires reconduits depuis un demi-siècle par ses prédécesseurs.
Hier, derrière les pittoresques chariots des colons de la jeune Amérique, la cavalerie pacifiait les nouveaux États de la fédération en s’appuyant sur la supériorité de ses armes à feu. Aujourd’hui, pendant que les colombes de l’humanité résident en harmonie dans la Station spatiale internationale, les faucons arment la flotte céleste destinée à dominer le monde au nom de la Liberté.
« Si vis pacem, para bellum » : l’empire américain a fait sienne la maxime chère aux Romains. Il reste néanmoins une question sans réponse immédiate : contre quel péril l’Amérique s’arme-t-elle ? On ne va tout de même pas faire croire éternellement au monde entier que le terrorisme islamique, dont le polichinelle emblématique est Oussama ben Laden, nécessite le déploiement actuel en Afghanistan des légions de l’Otan soutenues par les drones, l’aviation et l’impressionnante armada satellitaire américaine !
Non, le danger réel pour la paix du monde est le même qu’en tout temps : la tentation de la force ! Au Ve siècle, l’empire romain s’est finalement effondré sous les coups de butoir des peuples qu’il avait ambitionné de civiliser à la force du glaive, comme avaient succombé avant lui les civilisations grecques, égyptiennes et mésopotamiennes. Au XXe siècle, la Liberté éclairant le monde depuis Liberty Island était le phare incontesté du Monde libre d’où sont partis par deux fois les libérateurs de la vieille Europe suicidaire. Au XXIe siècle naissant, son éclat s’est symboliquement éteint un soir de février 2003, lorsque le siège de l’ONU est devenu le théâtre d’un mensonge d’État entraînant la moitié du monde dans une seconde guerre contre l’Irak. L’Amérique, devenue unique hyperpuissance planétaire, ne semble plus disposée à reconnaître la liberté aux autres peuples. En retour, la grande majorité des nations n’accepte pas de se laisser dicter sa conduite par une seule, fût-elle le héraut de la Liberté. Un historien futur fixera peut-être au 11 février 2003 (5) la date symbolique où l’Amérique, en mystifiant le monde pour défendre ses intérêts à court terme, a enclenché elle-même son déclin. ♦
(1) Discours du président B. Obama au centre spatial John F. Kennedy en Floride (www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-president-space-exploration-21st-century).
(2) Crise des missiles de Cuba du 16 au 28 octobre 1962.
(3) Le 11 janvier 2007, un missile chinois a détruit un satellite météorologique national, orbitant à environ 800 kilomètres d’altitude en dispersant plus de 2 500 débris dangereux pour les satellites d’observation situés à cette altitude.
(4) Voir à ce sujet l’article de Nathalie Guibert : « Le ciel, nouveau champ de bataille », Le Monde, Bilan géostratégique, édition 2010, p. 78-79.
(5) Le 11 février 2003 est la date du discours du secrétaire d’État des États-Unis, Colin Powell, au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations montrant l’existence d’armes de destruction massive en Irak avec des éléments de preuve falsifiés.