La diagonale de la défaite. De mai 1940 au 11 septembre 2001
La diagonale de la défaite. De mai 1940 au 11 septembre 2001
On connaissait le pamphlétaire, Jean-Philippe Immarigeon se fait ici stratège, stratège fort subtil qu’une vaste érudition conforte. Si vous n’avez pas, ce qui est possible, la même subtilité et, ce qui est probable, la même érudition, il vous faudra vous accrocher, mais chacun sait qu’un livre compréhensible ne mérite pas d’être lu. Nous sommes sur les plots, plongeons !
La croisade de l’auteur, qui n’est pas le premier à y courir, vise à bousculer une idée bien reçue. Il conteste la culpabilité française des années 30 et la vulgate vichyssoise présentant la défaite du printemps 1940 comme la « providentielle punition d’une France dévoyée par les Lumières ». Si la France fut alors vaincue, c’est par excès de logique face à des généraux allemands qui se battaient sans rime ni raison. Vivent, donc, les années 30 et « le coup de rein de 1936 ».
Le choix de la stricte défense en son immobilité était conforme à un refus de la guerre auquel toute l’Europe s’est aujourd’hui ralliée : d’où la ligne Maginot, Munich même et notre doctrine sur l’emploi des blindés, grande querelle récurrente. Arrêtons-nous sur celle-ci, qu’Immarigeon traite en expert. Des chars nous en avions « à ne savoir qu’en faire » – 3 100 contre 2 500 en face — et de bien meilleure qualité que les panzers. Lourds, lents sans doute et longtemps disséminés, mais il y avait là cohérence avec notre parti pris défensif, et l’auteur se donne beaucoup de mal pour y intégrer les théories gaulliennes de l’avant-guerre. Doctrine nous avions donc, à l’inverse de l’armée allemande où la guerre machinisée, débridée, sans règles, tenait lieu de pensée.
Épreuve de vérité, nous voici adeptes d’une guerre rationnelle et logique, face à un « gigantesque capharnaum de tôles froissées ». Caricature ? Attendez la suite, qui ne manque pas de sel. La blitzkrieg a été mise en œuvre, elle n’était pas théorisée. Et pour cause : face à la guerre réglée, celle des raids blindés est une « sauvagerie » qu’Henri de Wailly, cité par l’auteur, qualifie « d’acte terroriste ». « Taper dans le mou » est le seul principe de cette guerre-éclair qui a si vite déstabilisé nos gens. Mais notre déroute a d’autres raisons. Le succès de la blitzkrieg s’explique par la mécanique quantique, affirmation par laquelle Immarigeon rejoint… le commandant de nos écoles de Coëtquidan (1). Nous autres logiciens de globalité stable (guerre construite, guerre conduite) avons eu affaire à « localité et indétermination ». Les généraux des panzerdivisionnen se coupaient volontairement de leurs chefs, de peur que ceux-ci ne les retiennent. L’imprévoyance devenait facteur d’efficacité, les Français étant bien incapables de prévoir les actions d’un ennemi qui ne savait pas lui-même ce qu’il allait faire demain.
Ainsi avons-nous été vaincus alors que nous n’aurions pas dû l’être. L’auteur ne charge Gamelin, général à l’esprit fort délié, que d’une faute, par laquelle il s’écartait de sa logique : la montée en Belgique, espérée par les Allemands car elle rendait irrémédiable la percée de Sedan. D’où suit, pour l’auteur, que la culpabilité dont on nous rebat les oreilles est bien mal fondée et doit être réorientée vers le seul, unique et prestigieux coupable, coupable a posteriori, Philippe Pétain. « La France des Blum et des Blimp aura toujours raison ». Cette idéologisation des responsabilités peut être discutée. Elle a un mérite, neutre celui-là : en finir avec la repentance, propre d’une France « avachie sur sa mémoire comme sur un tas d’ordure ».
Je n’ai rien dit de la « diagonale » par laquelle Jean-Philippe Immarigeon prétend relier mai 40 et septembre 2001. C’est à dessein, tant cette comparaison paraît abusive. Au reste, l’auteur ici ne donne pas de leçon précise et se contente de constater qu’en Afghanistan nous ne menons pas la guerre qui convient. On lui fera remarquer que lui-même, comme nos dirigeants, se trompe de mot. Il n’y a pas là-bas guerre, mais affrontement de civilisations, l’une traditionnelle, qu’elle soit représentée par Karzaï ou par les taliban, l’autre issue des Lumières. Cette dernière finira bien par gagner, comme ce livre, au demeurant, le suggère. Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle.
(1) Éric Bonnemaison : Toi, ce futur officier, Économica, 2010. Cf. Revue Défense Nationale, mai 2010.
Général (CR) Claude Le Borgne
Depuis soixante-dix ans l’explication couramment admise du désastre de 40 est celle d’un grave affaissement préalable des valeurs morales du peuple de France, de son gouvernement et de ses élites. Des choix stratégiques ineptes, l’idéologie néfaste du front populaire, la stupidité de chefs militaires à la tête de soldats prompts à se débander donne la dernière main au réquisitoire. Pour Jean-Philippe Immarigeon cette vulgate délétère est sans fondements objectifs. Elle pollue depuis trop longtemps l’esprit public. Elle mine, aujourd’hui encore, les défenses naturelles de la Nation. Il est temps d’en finir. C’est à cette entreprise de vigoureuse correction qu’il se livre, au moyen d’une démonstration brute de décoffrage, tout au long de 230 pages abrasives et engagées.
La défaite est incompréhensible à qui refuse de voir que l’histoire est faite d’aléas. Il lui faut absolument trouver à sa stupeur une cause rationnelle, cartésienne. Et comme la logique d’une débâcle ne peut naître que d’un déclin, on explique n’importe quoi. La tradition chrétienne imputa à une faute ce qui était une catastrophe (Aron). Les diatribes actuelles sur l’irrémédiable déclin de la « Grande Nation » datent de là. La défaite française n’est pourtant que le signe d’une inadaptation contingente à une menace qui ne l’était pas moins. Comment l’homme civilisé aurait-il pu alors accepter mentalement que se développe au sein de l’Occident une épouvante dont on ne trouvait aucun précédent dans toute l’histoire de l’humanité. L’Allemagne était nazie. L’erreur fut de ne pas avoir vu la force pour s’aveugler sur le droit, et la cautionner avec nos propres principes.
Le jugement de valeur sur les caractéristiques intrinsèques de notre civilisation plus que millénaire n’a donc rien à voir. Devant le terroriste, Hitler hier, Al-Qaïda aujourd’hui, notre modèle sociétal reste impuissant. Nous sommes incapables de gérer les États voyous, les dictatures, comme les serials killers. Les peuples vaincus s’insultent eux-mêmes. Les Français auraient pu assez facilement donner à leur déroute militaire des explications circonstanciées, d’autant que la ligne Maginot traduisait surtout le renoncement à toute entreprise d’agression. C’est le contraire qui s’est produit. On l’a rapportée à des causes fondamentales relatives à l’état du pays. Pourtant en trois semaines l’armée française a perdu 100 000 hommes et 2 000 chars et blindés en se battant comme elle a pu. À ce rythme, qui est celui de Verdun au pire de la crise, même l’armée américaine en 1944 n’aurait pu résister. Si la défaite devait être le châtiment mérité de l’erreur, de l’ignorance ou du vice, argumentait Léon Blum durant le procès de Riom, alors il faudrait admettre que la victoire est la récompense légitime de la sagesse, du mérite et de la vertu. Difficile de le trouver dans les idéaux du IIIe Reich.
Derrière le déterminisme existe une volonté d’explication rationnelle de l’événement. Mais n’est-ce point le même peuple et le même régime qui ont gagné en 1918 ? Jamais une guerre comme la Seconde Guerre mondiale n’aura été autant anticipée. Jamais n’aura été aussi forte l’intuition « juste et justifiée », partagée par les Français, que la France ne pourra survivre à une nouvelle guerre, qu’elle qu’en soit l’issue, même victorieuse (Aron). Pour justifier la culpabilisation et la repentance, on a écarté tout ce qu’écrivent les étrangers depuis vingt ans. À savoir que la défaite française est avant tout une stupéfiante victoire allemande sur une stratégie défensive qui n’était ni le produit d’un aveuglement idéologique ni d’une paresse intellectuelle, mais la réponse raisonnée et raisonnable aux réalités géographiques et militaires du moment. Ce procès de la France à l’aune de sa seule fortune militaire, de Gaulle s’y est toujours refusé. Car sur le long terme, les causes réelles et profondes, les forces de la liberté, finissent toujours par l’emporter sur les causes momentanées et fortuites.
Le Front populaire, quant à lui, fut-il si coupable ? L’année 1936 fut le signal du réarmement, jusqu’au surarmement parfois, même s’il a pu être entamé, marginalement, par les désordres sociaux, et par l’érosion budgétaire. C’est sur le terreau fertile du « management stratégique » (planification de toute la chaîne de production jusqu’à la livraison) lancé en 1916 sous le ministère d’Albert Thomas que le Front populaire put réinventer l’économie de guerre. Les dysfonctionnements industriels ont aussi pesés. Mais guère plus que ceux de nos actuels Dassault et EADS. Les erreurs d’alors n’ont rien à envier aux problèmes actuels de l’A400M qui ne décolle pas au grand dam des militaires, des NH90 dont le faible saut capacitaire ne justifie pas le prix d’achat et surtout celui d’un entretien au coût décuplé par rapport à l’ancien matériel. En quoi les décisions du front populaire sont-elles donc comptables d’une carence intellectuelle qui se traduisait par le conformisme, les idées préconçues et les spéculations hors du réel. Il manquait l’arme blindée, non les chars en quantité comme en qualité, et les DCR sont arrivées trop tard. La qualité combattante de nos blindés était très supérieure à l’allemande. Ils étaient supérieurs en nombre et 1 650 d’entre eux étaient endivisionnés contre les 2 500 des dix panzerdivisionnen. Bien commandés, les hommes se sont bien battus.
L’armée allemande n’était ni plus ni moins mal équipée, ou hermétique aux idées nouvelles que n’importe quelle autre. Elle était même dans un piètre état (Clive Pontivy Myth and reality). Mais le char, pour Hitler, introduit la barbarie nazie dans la guerre contre l’avis contraire de ses généraux. C’est alors en gérant la pénurie que les généraux allemands ont regroupé leurs chars. Ce que les généraux américains ne veulent pas comprendre en réclamant toujours plus dans leurs guerres actuelles. Comment expliquer alors qu’après une si longue préparation, après tant d’argent dépensé, les généraux français et britanniques aient été défaits en une seule semaine. Foin des responsabilités politiques, petites ou grandes, si les doctrines d’emploi sont vicieuses, le commandement défaillant, une armée, même surabondante en matériel, peut être défaite au lieu et à l’heure ou l’attaque ennemie l’aura surprise. D’autant que Blum ne sait pas trancher. Il laisse en place Gamelin qui charme le personnel politique par l’étendue de sa culture, notamment artistique. Nos politiques, aujourd’hui comme pendant l’entre-deux-guerres raisonnent comme des experts. Or, prendre une décision c’est se positionner dans l’indéterminable.
L’erreur de prospective n’en fut qu’une qu’a posteriori. Le char ne peut tenir le terrain et cela reste valable en 2010 dans les vallées d’Afghanistan, comme au Sud-Liban. La bataille méthodique de Pétain et Gamelin, devenue la « managed » bataille de l’armée américaine aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan, veut que tout soit lié, faute de quoi c’est l’ensemble qui s’effondre. Aujourd’hui encore l’instantanéité annoncée n’existe pas, et les reproches faits au Network Centric Warfare sont les mêmes que ceux faits aux forces françaises de mai 40. Pour tenter d’y parvenir, on se lance dans une spirale des moyens qu’un siècle après la Grande Guerre on ne parvient pas à maîtriser. Et le fantassin se retrouve dans une position inchangée, attendant l’appui feu aussi absent du ciel afghan qu’il le fut du ciel français de 1940. Le tout technologique a ses limites, comme l’esprit cartésien dans la doctrine militaire. Pour les Allemands, c’est l’explosion barbare qu’on a recherchée, sans lien avec le reste de l’armée, le découplage pour redonner vie à la guerre de mouvement classique.
Étrange défaite parce qu’étrange victoire. La stratégie globale, défensive et attentiste, n’était pas fondamentalement mauvaise. Ce ne fut pas une guerre, mais un acte terroriste. La guerre hitlérienne donne l’impression, à ceux qui la subissent, que l’histoire est devenue une succession de faits incompréhensibles, trop rapides, trop obscurs. Antinomique avec la rationalité cartésienne. Choisir sa cible, la paralyser, sûr que tout le reste viendra avec. C’est une guerre de voyous et de gagne-petit. La manière dont les Allemands utilisèrent leurs divisions blindées fut unique. Un filet qui n’avait pas pour tâche de se battre, mais d’envelopper et de démoraliser. Dans le mou en évitant le dur. À l’inverse de la bataille décisive du modèle clausewitzien. Et rien ne sert de crier au scandale de l’asymétrie. Nos batailles sont en échec face à un adversaire qui s’engouffre dans les failles de notre armure technologique. Les Américains à leur tour pensent trop la guerre qui restera toujours du domaine de l’imprévisible.
Tâchons de retrouver le sens du message que nous donnâmes jadis au monde, car il ne sert à rien de fermer l’avenir par le souvenir stérilisant d’une défaite qui, si elle fut gigantesque, n’en infirme pas pour autant les principes de civilisation et les valeurs de liberté pour lesquelles nos ancêtres ont combattu avec plus ou moins de bonheur, de Bouvines à Londres.
Et J.-Ph. Immarigeon de nous préciser à la fin de son ouvrage : la défaite s’explique. C’est la collaboration et le sort fait aux juifs qui ne s’expliquent pas. Et cela est entièrement le fait d’une droite française, « la plus bête du monde », et non de la France tout entière, passée et à venir, ce que l’on continue de croire soixante-dix ans après.
Haro donc sur la droite la plus bête du monde. Pourquoi pas. Une excellente façon de dédouaner les multiples coups de canon salutaires ou non, justifiés ou pas, qui constituent l’essentiel de l’ouvrage et qui vont en déranger plus d’un. À d’autres le soin de démontrer, en commençant par répertorier l’entourage du général le 18 juin 40, que la répartition idéologique univoque n’est peut-être pas la juste mesure des choses. Retenons au moins un enseignement, façon leçons apprises comme l’on dit aujourd’hui. Le choix d’un commandant en chef est un acte politique majeur. Il est très délicat surtout quand l’ennemi frappe à la porte. Il n’est pas forcément indispensable de le subordonner à l’élégance arachnéenne d’une brillante critique d’un Titien ou d’un Tintoret.
Général (2S) Pierre-Dominique d’Ornano