Présentation
« Les guerres limitées sont-elles utiles ? », tel était donc le libellé un peu provocant du thème de la réunion-débat du « Comité d’études de défense nationale » (CEDN) qui s’est tenue en décembre dernier et qui a réuni comme de coutume une centaine de nos invités.
Qu’on n’aille pas cependant nous faire un procès d’intention à propos de ce titre. En l’adoptant — après avoir songé un moment à cet autre : « les guerres limitées sont-elles payantes ? », qui aurait mieux exprimé notre propos, mais qui aurait probablement été jugé plus scandaleux —, nous n’entendions d’aucune façon prôner l’utilité des guerres limitées, ou leur rentabilité au sens économique du terme, ou encore, à la façon marxiste, leur fatalité en tant que solution aux contradictions des systèmes politiques.
Nous étions plus simplement partis d’une constatation banale, à savoir que dans notre monde encore bipolaire où le niveau acceptable de l’affrontement militaire entre les deux superpuissances et leurs alliés respectifs est limité par la peur de destruction mutuelle assurée, les conflits infranucléaires et étrangers à la confrontation Est-Ouest, au moins directement, sont de plus en plus nombreux. Or nous venions d’observer aussi qu’ils sont de plus en plus violents, comme l’avaient montré les trois guerres qui s’étaient déroulées l’été précédent aux Malouines, à la frontière de l’Irak et de l’Iran et au Liban.
Ainsi étions-nous arrivés à l’idée qu’il serait intéressant, en même temps que conforme à notre mission de réflexion sur les problèmes d’actualité concernant la défense, de nous interroger entre gens d’expériences diverses, sur l’emploi de la force militaire pour résoudre les conflits de l’espèce, et plus précisément encore sur le pourquoi et le comment de cet emploi et sur ses résultats.
Nous avions écarté totalement de notre débat le théâtre européen. ou d’ailleurs, il faut le souligner pour éviter tout malentendu, le terme de « guerre limitée » a un autre sens que celui que nous lui donnons ici, puisqu’il évoque maintenant, à la suite de certaines déclarations maladroites, une guerre limitée à la seule Europe par suite de son éventuel découplage stratégique avec les États-Unis.
Nous avions banni aussi de notre propos l’étude des conflits armés intérieurs à un État, c’est-à-dire résultant du terrorisme, de la guérilla ou de la guerre civile, lesquels mériteraient à eux seuls un autre débat. Il s’ensuit que notre propos ne couvre pas tout le spectre de ce que les Américains appellent maintenant les « low intensity conflicts », c’est-à-dire les conflits de niveau modéré.
En étudiant les « guerres limitées » nous entendions donc borner notre réflexion aux affrontements militaires interétatiques et caractérisés, mais qui sont :
— « limités » dans leurs partenaires, c’est-à-dire ne mettant pas en cause les deux Super Grands, tout au moins ouvertement ;
— « limités » dans leur localisation, et par suite ayant au plus un caractère régional ;
— « limités » dans les moyens mis en œuvre, encore que ceux-ci soient souvent de plus en plus sophistiqués en raison de la prolifération des armements ;
— « limités » enfin dans leurs objectifs, en tant que ne visant pas à l’annihilation pure et simple de l’adversaire.
Les guerres limitées étant ainsi définies, nous souhaitions les étudier essentiellement en aval des « crises » qui les ont engendrées. En effet l’action militaire au cours des crises elles-mêmes, que l’on appelle maintenant souvent, de façon assez fâcheuse, « la gesticulation militaire », a déjà fait l’objet d’un de nos débats en 1980, dont la revue Défense Nationale a rendu compte dans sa livraison de novembre de la même année.
Mais l’examen des origines des guerres limitées devrait nous amener cependant à considérer la transition entre crise et guerre.
Si la première en effet débouche sur la seconde, c’est que la crise a été mal « gérée », ou encore qu’elle n’était pas « contrôlable », parce qu’elle était plus qu’une crise. Nous reconnaissons donc ainsi à la crise une identité propre, qui se situe à mi-chemin entre la paix et la guerre, mais dans une zone où l’action diplomatique conserve encore la priorité sur l’action militaire.
C’est par conséquent en inversant cette priorité que nous définissons la guerre, indépendamment de toute considération sémantique ou juridique, puisque de nos jours on ne déclare pas plus la guerre qu’on ne conclue la paix. Mais par contre, comme dans l’Antiquité ou sous là Renaissance, on admet, pendant les conflits les plus violents, des trêves et des cessez-le-feu, négociés ou tacites, et même parfois, dans les domaines extra-militaires, la poursuite de relations quasi normales entre les adversaires ou entre leurs alliés. Telles sont en effet les situations que l’on a pu observer dans les trois guerres récentes évoquées plus haut et sur lesquelles nous souhaiterions faire reposer en priorité notre analyse, en raison de leur actualité.
De cette analyse, nous voudrions donc tenter de dégager les éléments d’une problématique ou d’une typologie des guerres limitées de notre époque, et aussi, de façon plus pratique, quelques enseignements généralisables qui puissent aider à prévenir les conflits de l’espèce, et. s’ils éclatent néanmoins, à en prévoir les issues, et enfin, si l’on y est entraîné par malchance, à les mener à bien.
Pour animer les réflexions de nos invités dans ce sens, nous avions fait appel aux personnalités suivantes, que nous remercions vivement de leur précieux concours :
— M. l’ambassadeur François Puaux, ancien directeur des Affaires politiques, qui a été en poste à Beyrouth, à Bonn et au conseil de l’Otan, et qui a représenté notre pays au Caire et à Rome ;
— l’amiral Paul de Bigault de Cazanove, qui a quitté il y a un an les fonctions de commandant en chef dans l’Atlantique, après avoir commandé notre escadre de Méditerranée ;
— le général Claude Le Borgne, qui a été le directeur-adjoint de l’Enseignement militaire supérieur, après avoir exercé plusieurs commandements opérationnels importants, et qui est par ailleurs un islamisant distingué.
Nos lecteurs trouveront ci-après la reproduction des exposés liminaires de ces trois personnalités. Ils contiennent, comme nous leur avions demandé, leur réponse personnelle à la question même que nous avions posée : les guerres limitées s’avèrent-elles effectivement « utiles » pour atteindre les buts de la politique, ou au contraire ne serait-il pas plus « payant » d’employer d’autres moyens ?
Ces textes sont suivis, comme nous en avons pris l’habitude, par un résumé anonyme du débat auquel nos invités ont participé, de façon très active et très franche comme toujours. Nous avons joint aussi au dossier ainsi constitué un article dans lequel un de nos invités, Michel Makinsky, a développé l’intervention sur la typologie des guerres limitées qu’il avait faite au cours de ce débat. Et, en guise de conclusion, nous soumettons à nos lecteurs quelques réflexions complémentaires, qui nous sont strictement personnelles. ♦