Conclusion
Les questions que posent la présence et la politique de l’Union soviétique dans le Tiers-Monde mettent tout en cause, pour les nations occidentales : leurs relations avec l’URSS elle-même, le jugement qu’elles portent sur sa nature idéologique et sa vocation nationale, les rapports à établir entre États industriels et pays en voie de développement, l’avenir du Tiers-Monde lui-même. Aussi bien ne peut-il y avoir de réponse unique aux questions qui sont ainsi posées : les nations occidentales ne constituent pas forcément un bloc homogène et monolythique, elles ont chacune leurs intérêts, leurs traditions ou leurs manières de voir et, de toute façon, elles peuvent, au moins théoriquement, faire choix d’une politique ou d’une autre. Encore faut-il prendre en compte, objectivement, les données du problème. Car, en définitive, c’est de leur examen que procédera le choix politique qui paraîtra le meilleur.
Née d’une révolution qui se voulait universelle la Russie soviétique s’est d’abord considérée elle-même comme l’avant-garde d’un mouvement historique qui gagnerait peu à peu les autres nations. Et quelques-uns de ses dirigeants les plus éminents ont pensé que ce mouvement prendrait d’abord son essor dans les pays colonisés, pauvres, assujettis aux impérialismes occidentaux et naturellement portés à la révolte. Pour la Révolution, la route de l’Europe industrielle et capitaliste passerait ainsi par l’Orient, l’Afrique et l’Asie, celle des États-Unis passerait un jour par l’Amérique latine. Mais, en toute hypothèse, l’instrument de la libération du monde colonisé serait l’Internationale communiste elle-même.
Mais l’histoire n’a pas répondu à cette espérance. Les empires coloniaux ont disparu mais n’ont pas été remplacés par l’expansion universelle d’un camp communiste. La réalité d’aujourd’hui est sans rapport avec les visions idéologiques d’autrefois. On peut la définir par trois données principales : l’éclatement du système qui a quelque temps rassemblé, avec l’Union soviétique, une part importante du Tiers-Monde ; l’accession des pays colonisés à l’indépendance, non par la voie révolutionnaire et idéologique suggérée par l’Union soviétique, mais par la victoire des nationalismes, moyennant quelques exceptions significatives ; le caractère national et en quelque sorte classique et traditionnel des alliances que l’Union soviétique a nouées avec un bon nombre d’États du Tiers-Monde.
La plus grande victoire jamais remportée par l’Union soviétique en tant que centre du mouvement communiste international fut la révolution chinoise de 1949. Le camp socialiste pouvait alors s’étendre de l’Elbe au Pacifique, se prolonger dans la péninsule coréenne et la péninsule indochinoise, et l’exemple chinois semblait promis à l’imitation dans d’autres parties du Tiers-Monde encore en lutte contre les dominations coloniales ou néo-coloniales. C’est alors sans doute que l’on s’est rapproché le plus de la vision idéale conçue par les fondateurs de la Troisième Internationale. Mais quinze ans plus tard le camp unique avait éclaté. Le divorce sino-soviétique avait mis fin au rêve de la progression inéluctable du communisme soviétique dans le Tiers-Monde. Qu’il ait d’abord pris la forme d’un procès du conservatisme soviétique par le dynamisme ultra-révolutionnaire du maoïsme, qu’il ait abouti plus tard à l’antisoviétisme obsessionnel et prioritaire de la politique chinoise et à son rapprochement accentué avec les États-Unis dans une sorte de front commun contre Moscou, en attendant d’autres phases, cela suffit à prouver que, dans ce divorce, les facteurs idéologiques ont servi de paravent à l’affrontement des ambitions et des intérêts des deux nations, ou n’ont joué qu’un rôle secondaire pour ne pas dire nul. Mais la crise qui en a résulté a littéralement mis fin à l’existence d’un « camp communiste » à l’échelle mondiale et en particulier à l’échelle du Tiers-Monde.
Dans la période de lutte contre les dominations coloniales l’Union soviétique a toujours joué, différemment suivant les cas, mais régulièrement et logiquement, son rôle de soutien aux mouvements de libération. Mais nulle part les forces politiques et sociales qu’elle contrôlait n’ont joué le rôle moteur du point d’accéder au pouvoir quand les colonisateurs se retirèrent, à une ou deux exceptions près : la Corée du Nord et surtout le Vietnam. Mais en Corée du Nord il s’agissait d’une avancée de l’armée rouge. Et l’on connaît les singularités extraordinaires de l’histoire vietnamienne : les incertitudes françaises devant les nationalismes indochinois et la dramatique prolongation de la guerre qui en a résulté ; l’acharnement des États-Unis à conserver le Sud-Vietnam dans leur zone d’influence même au prix d’un conflit de très grande envergure mais dont en fin de compte ils ne sortirent pas vainqueurs ; la situation historique et stratégique du Vietnam qui a eu trop longtemps pour adversaires des pays occidentaux et qui, face à l’écrasant voisinage de la Chine, a pour recours essentiel le soutien soviétique. Nulle part ailleurs — et mis à part le cas chinois dont on a vu comment il avait tourné — les luttes nationales, dans le Tiers-Monde, ne se sont identifiées à un succès du communisme d’inspiration soviétique et n’ont été dirigées et menées à la victoire par des mouvements ou partis se rattachant à l’Union soviétique.
Il reste que celle-ci a noué nombre d’alliances avec des États du Tiers-Monde soit au temps de leurs luttes de libération, avant même l’indépendance, soit que ces États aient eu à se défendre contre quelques formes de néo-colonialisme ou qu’ils aient voulu conquérir leur indépendance économique par de nouveaux affrontements avec les puissances occidentales, soit encore — et ce fut le cas le plus fréquent — qu’ils se soient rangés dans le camp innombrable des nations qui se sentent menacées par l’hégémonie américaine et qui considèrent celui-ci comme le péril principal. Mais, partout, ce qui détermina l’alliance entre l’Union soviétique et les jeunes États du Tiers-Monde fut de caractère national. On l’a vu, par exemple, au Proche-Orient quand l’URSS apparut comme le seul rempart à la prépondérance exclusive des États-Unis qui apportaient, de leur côté, un soutien systématique à Israël. Et l’on a vu que, pour d’identiques raisons nationales, certains pays arabes choisissaient, le cas échéant, de rompre leur alliance avec la Russie soviétique pour s’essayer à une autre stratégie : de l’Égypte à la Somalie, les exemples de ces retournements n’ont pas manqué. Dans un seul cas, jusqu’à ce jour, une révolution nationaliste conduisit un État dans le camp des alliés directs et permanents de l’URSS : à Cuba où les États-Unis refusant d’accepter le fait accompli du changement de régime recoururent à un long blocus et à plusieurs épreuves de force pour tenter de renverser le pouvoir révolutionnaire, ne laissant à celui-ci d’autre choix que de s’incorporer au camp dont l’Union soviétique assure la couverture militaire, alors même qu’à son début les communistes cubains, loin d’avoir pris part au succès de la révolution, étaient mis à l’écart et leur secrétaire général mis en prison. Mais cette exception confirme la règle : c’est sur le socle des intérêts nationaux, bien ou mal compris, que les États du Tiers-Monde peuvent être, sans que cela les engage sans retour, les alliés de l’Union soviétique.
On peut, dès lors, s’en tenir à une conclusion générale : les anciennes puissances coloniales ou les nouvelles hégémonies occidentales ont pu, par leur comportement à l’égard du processus de décolonisation, des mouvements de libération ou des tentatives de transformation économique et sociale, favoriser la pénétration de l’influence soviétique ; mais rien, ni dans le mouvement général de décolonisation, ni dans les voies diverses de développement où s’engagèrent les nouveaux États n’impliquait forcément une extension des zones d’influence ou de domination de l’Union soviétique. Cette conclusion n’est-elle pas provisoire ? On peut invoquer ici les exemples de l’Angola, de l’Éthiopie, du Cambodge ou de l’Amérique centrale. Mais aucun, à la réflexion, ne remet en question la conclusion générale à laquelle les événements des trente dernières années ont conduit. Si l’Angola peut apparaître, aujourd’hui encore, comme allié de l’Union soviétique, la terrible erreur commise par les États-Unis au moment de sa décolonisation et que l’artisan de la politique américaine sur place, George Sullivan, a décrit dans son ouvrage in Search of Enemy, a conduit le mouvement nationaliste le plus dynamique à s’assurer le soutien sans doute précaire de Cuba tandis que ses adversaires allaient se mettre sous la protection sud-africaine. La rupture entre l’Éthiopie et les États-Unis, après le renversement de la monarchie fut un choix délibéré de l’administration américaine et même après que le régime éthiopien ait consolidé ses liens avec l’URSS pour mettre en échec les tentatives de la Somalie contre l’Ogaden, ce régime demeure principalement nationaliste. Le sort du Cambodge aurait été différent si le régime des Khmers rouges n’avait été ce qu’il fut. L’Amérique centrale est aujourd’hui le champ de batailles où les deux superpuissances semblent s’affronter et où l’Union soviétique, pour la première fois dans l’Histoire, semble jouer un rôle important, sinon capital, soit directement, soit par Cuba interposé ; mais tout a dépendu, à cet égard, du choix des États-Unis : il leur appartenait d’accepter les révolutions en cours, de traiter avec elles, d’en favoriser ou d’en préparer l’évolution — ou de les refuser et de s’y opposer par la force.
L’Amérique centrale est aujourd’hui le meilleur champ d’observation des politiques qui s’offrent au choix des puissances occidentales. Car l’administration Reagan s’est installée à la Maison-Blanche, armée de tout un système de référence et de raisonnements qui constituait un véritable corps de doctrine et qui allait inspirer, très concrètement, son action au cours du mandat du nouveau président. Pour elle tout doit se ramener exclusivement à l’affrontement entre l’Est et l’Ouest. La politique étrangère américaine, en tout cas, doit s’inspirer directement de cette préoccupation centrale et tout son comportement doit en dépendre. S’agissant du Tiers-Monde, tout changement, toute crise, à plus forte raison toute évolution doit être interprétée et traitée sous le seul éclairage de l’affrontement Est-Ouest. Changements, crises et révolutions proviennent de l’action, parfois ouverte mais généralement occulte, de l’Union soviétique, et ils doivent donc être combattus pour cette seule et suffisante raison. Si, par aventure, ces crises ou ces révolutions n’étaient pas directement issues des incitations ou des initiatives de l’Union soviétique, elles ne tarderaient pas à en subir l’influence et à en devenir l’instrument. De sorte qu’en toute hypothèse les États-Unis doivent s’opposer à tout risque de crise et de révolution s’ils veulent préserver leurs intérêts, défendre leur zone d’influence, faire échec à la puissance soviétique.
On a vu comment ces principes ont été jusqu’ici mis en application par l’administration Reagan. Plusieurs exemples pourraient être cités à cet égard, mais on s’attachera ici au cas de l’Amérique centrale. Renversant l’orientation prise par l’administration Carter qui avait choisi de normaliser les relations avec le régime révolutionnaire du Nicaragua et de lui accorder même une certaine aide économique dans la perspective d’une évolution à moyen ou long terme d’un régime qui, de toute façon, devait tenir compte d’innombrables difficultés économiques et sociales et qui était encore caractérisé par des courants assez différents qui subsistaient en son sein, l’administration Reagan choisit l’affrontement : quasi-rupture des relations économiques, pressions de toutes sortes pour empêcher la vente de la production nicaraguayenne, premiers regroupements des adversaires du régime sandiniste dans des organisations que les États-Unis protégeaient et encourageaient. Bien entendu il en résulta une radicalisation accentuée du régime sandiniste : face à un péril évidemment mortel, celui-ci s’impose de plus rigoureuses disciplines et en vint à une sorte d’état de siège. Les tensions et oppositions qui en résultèrent conduisirent bientôt à une étape nouvelle de l’affrontement : les États-Unis facilitèrent la constitution des groupes armés d’adversaires de la révolution et ceux-ci s’établirent d’abord au Honduras, où l’influence politique et militaire des États-Unis est prépondérante puis, dans une faible mesure, au Costa Rica. L’étape suivante fut celle de l’assaut contre le territoire nicaraguayen lui-même. Et, inévitablement, dans le pays, on passait de l’état de siège à l’état de guerre.
Simultanément l’aide américaine au Salvador était régulièrement accrue. Comme il était prévisible, la situation n’a cessé de s’y dégrader pour le régime en place au point qu’on admet ouvertement aujourd’hui ce que les spécialistes sérieux écrivaient déjà il y a dix-huit mois : le régime salvadorien ne sera pas sauvé sans une aide extérieure considérable et multiforme. L’extension de la guérilla avait en tout cas, depuis près de deux ans, un effet direct sur la situation du Honduras. C’est à travers ce pays, semble-t-il, qu’une partie des approvisionnements destinés aux maquis transitait grâce à l’aide d’organisations clandestines et c’est en territoire hondurien que les combats du Salvador se prolongeaient parfois, directement ou non. Le résultat fut que l’armée hondurienne fut d’abord engagée pour assurer la sécurité des zones frontalières, puis, sans nul doute en coordination avec l’armée salvadorienne, contribua indirectement au contrôle des abords de la région déjà conquise par les maquis : ainsi le Honduras se trouvait-il doublement impliqué dans la lutte que les États-Unis s’efforçaient de diriger et de coordonner contre les révolutions d’Amérique centrale. On sait que les États-Unis viennent d’y envoyer 200 cadres militaires en vue d’enrayer la dégradation de la situation dans la région et certainement aussi pour prendre en mains plus directement les opérations menées à partir du territoire hondurien.
On pourrait ajouter à ce rappel des étapes essentielles de la crise des données inquiétantes sur l’évolution politique et militaire au Guatemala et sur les affrontements à la frontière du Nicaragua et du Costa Rica. Mais cela suffit à démontrer ce qu’a été la mise en application des principes de la politique choisie par l’administration Reagan pour le traitement des crises et des révolutions du Tiers-Monde. On en voit la logique et les conséquences. On vit aussi dans quel engrenage elle peut conduire.
À cette politique et à la conception historique et idéologique qui l’inspire, on peut, et à notre sens, on doit, en opposer une autre. Celle que la France, justement, peut imaginer et mener depuis que le général de Gaulle mit fin à l’ère coloniale de l’histoire française en donnant l’indépendance à quinze pays africains sans tirer un coup de pistolet puis en tranchant l’affaire algérienne. Il est significatif que l’homme qui symbolisa l’accession à l’indépendance pour une grande partie du Tiers-Monde fut en même temps celui qui fit de l’indépendance nationale l’axe et la politique étrangère de la France. Car telle est en effet la clé du rôle international qu’un pays comme le nôtre peut avoir à l’égard du Tiers-Monde en général et plus particulièrement au regard des défis tels que ceux que nous avons évoqués. Il ne saurait consister, en effet, en un combat qui opposerait une hégémonie à une autre, comme c’est inévitablement et manifestement le cas dans la conception que l’on vient de rappeler à propos de la politique actuelle des États-Unis. Il ne peut, au contraire, que s’identifier à l’indépendance des nations contre l’hégémonie des plus grandes puissances, à l’esprit de coopération contre la volonté de domination.
Telle est la première idée simple et claire qui peut inspirer la politique française en ce domaine. Mais il faut bien voir qu’elle a de considérables implications. Cela signifie d’abord que l’on ne tente pas de maintenir en place, à n’importe quel prix, tel pouvoir, tel gouvernement, telle équipe ou même tel homme dans les pays sur lesquels l’ancienne puissance coloniale que nous sommes exerce encore son influence : ce serait inévitablement, un jour ou l’autre, susciter des oppositions ou des réactions qui compromettraient à la fois l’image de la politique française et ses possibilités d’action alors qu’elle doit demeurer toujours et partout l’incarnation de l’esprit d’indépendance, pour elle-même comme pour les autres nations.
Cela veut dire aussi que l’on ne s’associe à aucune entreprise commune qui apparaîtrait, aux yeux du Tiers-Monde, comme une menace nouvelle de sujétion. Et c’est ici que l’on voit à quel point l’indépendance de la politique française est la condition de son rôle et de son succès dans le Tiers-Monde. Il serait ridicule de dire que l’on cède ici à la tentation d’on ne sait quel antiaméricanisme de principe : le fait est que le poids écrasant de leur puissance fait des États-Unis l’État qui apparaît aux yeux d’innombrables nations comme le plus riche, le plus fort, mais souvent aussi le plus redoutable et parfois le plus menaçant. C’est dire que l’action de la France ne peut se situer sur le même plan que celle des États-Unis, ni recourir aux mêmes moyens, ni, parfois, se donner les mêmes objectifs puisque la politique des deux pays ne s’inspire pas forcément, comme on l’a vu, des mêmes principes. Incarner l’indépendance et le refus de toute domination implique donc, sans qu’il puisse y avoir ici la moindre incertitude, que la politique étrangère française soit elle-même, et sans contestation possible, indépendante.
L’instrument de cette politique, c’est et ce doit être la coopération. Elle est la seconde donnée essentielle de toute action de la France à l’égard du Tiers-Monde et en vue de la défendre contre d’éventuelles hégémonies. À cet égard, la France a déjà près de vingt ans d’expérience et l’on ne peut contester l’importance des résultats obtenus quand on songe par exemple aux liens très solides établis et maintenus avec les trois pays du Maghreb, aux rapports assez exceptionnels conservés avec presque tous les pays qui constituaient l’ancienne Afrique française et même étendus à d’autres pays africains devenus indépendants, et, plus généralement, à la place que la France continue d’occuper sur le plan économique et culturel dans de vastes parties du monde. Mais sachons voir aussi les limites, et parfois les échecs, d’une entreprise que ses initiateurs ont audacieusement conçue à la dimension de la terre, tandis que les moyens de la France ne sont pas toujours à la dimension de la tâche qu’elle pourrait ou voudrait se donner. On sortirait du cadre de cette réflexion si l’on évoquait ici le problème des crédits de coopération ou de recrutement quantitatif et qualitatif des coopérants. On se bornera plutôt à rappeler ici les principes qui doivent guider l’action de la France et qui demeurent essentiels quels que soient les moyens qu’elle y consacre.
Une volonté égale, entre la France et ses partenaires du Tiers-Monde, est ici la condition de tout : une coopération ne peut pas être comme imposée par l’un à l’autre. On ne sait que trop combien elle est souvent l’objet d’une méfiance presque instinctive de la part de ceux qui croient y discerner une nouvelle forme de pénétration économique et, plus encore, d’assujettissement culturel.
L’action de la France à l’égard du Tiers-Monde et face aux hégémonies qui le menacent passe aussi par l’acceptation délibérée des différents régimes avec lesquels elle doit coopérer. C’est un fait que les peuples naguère dominés et toujours sous-développés ont pris des voies différentes depuis qu’ils ont retrouvé leur indépendance : les unes proches du capitalisme ou faisant une grande part aux lois du marché, d’autres inspirées des conceptions socialistes de l’économie. La tentation est si grande pour les pays industriels d’Amérique ou d’Europe de redouter des révolutions qui mettent en cause les intérêts de leurs entreprises ou de leurs ressortissants et qui affaiblissent les liens hérités de l’époque coloniale, qu’il faut insister, semble-t-il, sur la nécessité, pour une politique française tournée vers l’avenir, de ne pas choisir exclusivement les conservatismes mais d’accepter au contraire la perspective des changements, des réformes et des révolutions. Il ne s’agit pas ici de céder à quelque préférence idéologique mais de voir simplement que rien n’empêchera que la formidable crise des sociétés du Tiers-Monde se traduise par des ébranlements politiques et sociaux qui mettront forcément en cause les régimes en place. Il n’y a donc aucune espérance ni aucune chance pour une politique qui s’identifierait au maintien des seuls régimes conservateurs. Il n’y a d’issue qu’en une politique qui accepte délibérément la multiplicité des régimes, consente à dialoguer avec tous et ne s’oppose pas aux changements.
Ce n’est pas à dire que cette politique puisse être indifférente à la nature des régimes : mais le comportement à tenir pour un pays comme la France ne peut être ni le soutien des conservateurs condamnés ni l’engouement pour des expériences réputées « révolutionnaires » et qui tournent souvent à la faillite. Il ne s’agit pas de s’inspirer de jugements forcément abstraits, provisoires et révocables, que l’on porte sur les multiples voies de développement choisies par les États du Tiers-Monde : mais de trouver en soi-même le caractère de la politique à suivre. Il n’y a rien à cacher dans le dialogue avec le Tiers-Monde de ce qui fait la civilisation européenne : au contraire il faut en offrir le visage et les leçons. Cela veut dire que la France doit montrer partout l’image de la liberté et que l’on prenne partout le parti pris de la modernisation.
On ne réclame pas à l’Afrique et à l’Asie, à peine émancipées, de faire en vingt ou trente ans les progrès démocratiques que l’Europe a mis quatre siècles à accomplir. On ne fait pas surgir la liberté du sous-développement et du tribalisme quand on sait qu’elle fut chez nous la lente et rude conquête de plusieurs siècles. En revanche la France peut et doit offrir un modèle de liberté. Cela peut se traduire par une action privilégiée en faveur des démocraties qui prendraient la place des dictatures renversées. Mais cela veut dire d’abord et toujours que la France offre ce modèle de liberté : non seulement pour les Français eux-mêmes mais pour les immigrés, les étudiants venus d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, les réfugiés, les apatrides ; et surtout pour le mouvement des idées, voire des passions dont l’écho, par des chemins multiples, parviendra au reste du monde et ne manquera pas d’y éveiller l’espérance.
La condition de tout est que cette politique ne s’identifie nulle part et jamais aux entreprises de domination, qu’elle ne s’associe en aucun cas à l’action de ces superpuissances qui, par leur nature même, s’attirent le soupçon d’hégémonisme et qu’ainsi elle n’offre pas au Tiers-Monde de se défendre contre une hégémonie en se soumettant à une autre, mais qu’elle incarne pour lui comme pour elle-même une égale volonté d’indépendance. ♦