À partir de l'ouvrage d'André Glucksmann, La force du vertige, récemment publié aux Éditions Grasset.
À travers les livres - Mémoire d'outre tombe. André Glucksmann : La force du vertige
Les penseurs français de la stratégie nucléaire sont peu nombreux. L’énormité dont ils parlent rebute les candidats. Nos bombologues, militaires, stratèges, ou politiques, forment tout juste une petite escouade. Y joindrons-nous le philosophe que voici ? On hésite car, philosophie oblige, il se situe ailleurs. Lucien Poirier, éclaireur le plus sûr de notre escouade, parle « en l’état actuel des choses » ; André Glucksmann — ménageons sa discrétion — balbutie pour l’éternité. Son Discours de la guerre (2) l’avait, au temps de mai 1968, signalé à l’attention des lecteurs courageux, ou de ceux qui trouvent du charme à une pensée qui leur ménage de prometteuses zones d’ombre. Ici les zones d’ombre sont moindres, mais le style reste digne des plus exigeants : lecteurs pressés s’abstenir, qu’ils aillent batifoler dans la vaste et tranquille forêt des propos redondants et des mots inutiles.
Le pacifisme, comme l’annonce la bande publicitaire — « ni rouges, ni morts » — est le prétexte du livre. Ce n’est qu’un faire-valoir et, si l’auteur apostrophe vigoureusement verts, évêques et terrorisés de la bombe, c’est avec celle-ci qu’il dialogue, à celle-ci qu’il fait dire ses quatre vérités, lesquelles ne sont pas « bonnes » à dire.
La Bombe est un sujet si peu ordinaire qu’on n’en disserte pas sans risques. En parlez-vous avec netteté, vous êtes l’affreux sectateur du génocide ; avec élégance — comme ici lorsqu’on y mêle une analyse proustienne, au demeurant fort belle — vous voici indécent. Aussi l’auteur se précautionne-t-il en couverture : « l’auteur de ce livre, fait-il dire à la bombe, ne m’aime pas ». Aux chefs d’État, il conseille la lecture de Corneille plutôt que celle des registres de leurs missiles. On ose leur recommander ce livre-ci, qui fonde en vérité la dissuasion ; vivant dans la familiarité quotidienne de l’arme nucléaire, il se peut qu’ils s’en trouvent confortés dans leur sinistre tête-à-tête, qu’on espère, pour eux comme pour nous, provisoire.
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