Cet article est l’expression des réflexions de l'auteur, ancien commandant de la Force aérienne tactique (Fatac), pendant sa longue carrière d’aviateur, réflexions appuyées sur une connaissance approfondie de l’histoire relativement courte mais très fournie de ce qu’il appelle la puissance aérienne.
Puissance aérienne et stratégie
C’est au cours de la Grande Guerre que, pour la première fois dans l’histoire, la lutte s’étendit à la troisième dimension. S’il s’agit là d’un événement bien connu, la rapidité et l’ampleur du développement de l’aviation militaire pendant ces quatre années de conflit ne manquent cependant pas d’étonner. Ainsi en France avons-nous construit, entre 1914 et 1918, plus de cinquante mille avions et presque le double de moteurs. Nous avons été les fournisseurs de plusieurs pays alliés, dont les États-Unis. En quatre ans, le nombre de nos avions militaires en ligne passait d’un peu plus d’une centaine à près de 3 500 au moment de l’armistice. Pendant la même période, et surtout à partir de 1916, le concept d’emploi de la nouvelle arme se précisait. Dès la bataille de Verdun, l’importance de la lutte pour la supériorité aérienne s’affirmait, lutte marquée par ces combats entre chasseurs où s’illustrèrent les plus grands noms de l’aviation militaire. En 1917, l’emploi de l’arme aérienne s’étendait au domaine tactique, en appui direct et indirect des troupes terrestres. Aucune grande offensive ne devait plus être lancée sans une participation, déjà massive, de l’aviation. Ainsi, l’attaque du corps américain contre le saillant de Saint-Mihiel, en septembre 1918, fut-elle appuyée par une masse de près de mille cinq cents avions, dont environ sept cents chasseurs, quatre cents bombardiers et plus de trois cents avions d’observation.
À partir de 1917 encore, les forces aériennes commencèrent à porter la guerre dans la profondeur des territoires adverses. Londres connut son premier bombardement aérien le 17 juin 1917. Paris subit une trentaine de raids aériens au cours de l’année 1918, raids de faible ampleur, il est vrai, au cours desquels une vingtaine de tonnes de bombes furent cependant lâchées sur la capitale. De leur côté, les Britanniques, avec leurs formations de bombardiers, déployées dans la région de Nancy, effectuèrent pendant les deux dernières années de la guerre plusieurs centaines de sorties au-dessus de la Ruhr. Le domaine d’action de l’arme aérienne commençait à prendre une dimension stratégique. Son développement, encore modeste, était cependant déjà assez large pour ouvrir des perspectives nouvelles dans l’art de la guerre.
Quant aux formations utilisées, elles évoluèrent progressivement dans le sens d’une concentration toujours plus forte des moyens. De l’escadrille des premières années de la lutte, on passa au groupe puis à l’escadre. On en vint même, en France, à constituer la division aérienne, première grande unité d’emploi de l’aviation regroupant de l’ordre de six cents appareils, chasseurs et bombardiers. Fait plus important encore, les Britanniques tirèrent les premiers toutes les conséquences du caractère spécifique de l’arme aérienne, de ses effets, de ses modes d’action et de ses règles d’emploi. En avril 1918, naissait la « Royal Air Force », première armée de l’air dont l’indépendance était reconnue, à côté de l’armée de terre et de la marine (2).
Pourtant la puissance aérienne ne s’imposa pas dans la stratégie militaire d’après guerre avec la vigueur que tous ces événements laissaient supposer. Nous y voyons deux raisons. D’une part, si la production aéronautique et le rôle de l’aviation militaire avaient connu un développement spectaculaire, tout cela restait modeste, eu égard au caractère gigantesque des efforts déployés pour les seules opérations terrestres. Car la Grande Guerre fut d’abord un affrontement entre masses de fantassins, affrontement dont le souvenir devait s’imposer, au moins chez nous, loin devant celui des attaques de chars et, a fortiori, de ces premiers épisodes de la guerre aérienne. D’autre part, si l’emploi de l’aviation militaire s’était étendu aux domaines tactique et stratégique, les effets obtenus étaient restés relativement limités. La technique n’était pas encore au rendez-vous. Elle avait permis à l’aviation, il est vrai, de s’affirmer dans la lutte contre l’adversaire aérien, mais son emploi dans les autres domaines (3), notamment offensifs, n’avait été qu’abordé. La puissance de feu des appareils, leurs capacités d’emport, leur allonge et, d’une façon plus générale, leurs conditions d’emploi étaient encore trop restreintes — elles devaient le rester au moins jusqu’au début des années trente — pour que la puissance aérienne s’imposât d’une façon décisive dans la stratégie militaire d’après guerre. Reconnaissons que pour imaginer, après 1918, des avions du genre Super-Forteresses B 29 à partir de la réalité du Bréguet XIV, il fallait tout de même une certaine dose d’optimisme et une foi peu commune dans les progrès de la technique ! De plus, la pesanteur des traditions, l’indifférence, sinon la méfiance des deux autres armées vis-à-vis de la nouvelle arme ne devaient pas non plus faciliter les choses.
Il y eut pourtant des précurseurs nombreux, des hommes, civils et militaires, qui virent clair, et ceci dans la plupart des pays. Il y eut même des visionnaires, comme le général italien Douhet (4), pour qui la guerre aérienne devait même supplanter toute autre forme de lutte. Le caractère excessif de cette doctrine en affaiblit considérablement la portée. Certes, Douhet eût raison une fois dans l’histoire. Ce fut en août 1945, avec Hiroshima et Nagasaki. Mais une théorie ne se bâtit pas sur des exceptions.
La puissance aérienne dans la Deuxième Guerre mondiale
Tout cela explique finalement, sans bien sûr le justifier ni même l’excuser, que les belligérants, à l’exception de l’Allemagne et du Japon, s’engagèrent dans le deuxième conflit mondial en n’ayant au départ ni les structures, ni les moyens nécessaires pour tirer de la puissance aérienne tout le parti que les leçons de la Grande Guerre avaient laissé entrevoir. Seuls, le troisième Reich et le Japon misèrent sur une telle puissance pour obtenir d’emblée des succès qu’ils espéraient décisifs. Mais, la guerre se prolongeant, ni l’un ni l’autre de ces pays, pour des raisons d’ailleurs différentes, ne poursuivit son effort et ne sut conserver l’avantage qu’il avait initialement acquis dans ce domaine.
L’Allemagne
Les Allemands reconstituèrent leurs forces armées, à partir de 1935, sur des bases toutes nouvelles. Ces forces furent conçues en vue de campagnes courtes, où la surprise et la violence du choc initial, prolongées par une succession de manœuvres rapides permettraient d’obtenir la décision en quelques semaines. Selon un tel schéma, forces aériennes et forces blindées devaient naturellement jouer un rôle de tout premier plan. Pour la Luftwaffe, il s’agissait d’ouvrir les hostilités par une offensive brutale destinée à écraser d’un seul coup l’aviation ennemie au sol, ou au moins de la paralyser. Il s’agissait ensuite de basculer tous les efforts sur l’attaque du dispositif terrestre de l’adversaire, en conjugaison étroite avec les grandes unités mécanisées. Pour compléter les effets de tels coups de boutoir, les forces aériennes pouvaient être amenées à effectuer des raids sur des objectifs démographiques, objectifs peu nombreux mais choisis en fonction de l’impact psychologique que leur destruction devait avoir sur le moral des populations (5). Conçue autour d’une telle doctrine, la Luftwaffe se révéla un outil de combat redoutable. Elle en fît la preuve lors des premières campagnes dont elle contribua fortement à assurer le succès : Pologne, Norvège, France et aussi, en avril 1941, les Balkans. C’était alors la période de la guerre-éclair.
Mais, dès septembre 1940, après l’échec de la bataille d’Angleterre et avec le déclenchement de l’offensive aérienne contre les centres industriels et économiques de la Grande-Bretagne — dont Londres —, la mission confiée à la Luftwaffe, par sa durée et son ampleur, prenait une dimension stratégique qui dépassait de loin ses possibilités. Les forces aériennes d’attaque allemandes étaient en effet dotées de bombardiers bimoteurs, dont le rayon d’action et les capacités d’emport étaient relativement limitées. Elles restèrent ainsi jusqu’à la fin de la guerre. En mesure de porter des coups sérieux à l’adversaire, elles ne pouvaient en aucun cas entamer de façon durable son potentiel de guerre. La campagne de Russie ne fit qu’aggraver les choses. Devant l’immensité du théâtre et l’ampleur du conflit, en dépit d’importants succès tactiques, la Luftwaffe fut dans l’impossibilité, avec les moyens dont elle disposait, de peser de façon décisive dans la lutte. Elle fut d’ailleurs de plus en plus confinée dans un rôle d’appoint, en appui direct des forces terrestres, où elle s’usa sans pouvoir changer le cours des événements.
Finalement, à l’est comme à l’ouest, mis à part l’épisode heureusement tardif, bien que cruel pour les Londoniens, des armes V, et en dépit des prouesses techniques accomplies à partir de 1944, les Allemands ne surent, et ne purent à aucun moment adapter leur Luftwaffe à la nouvelle dimension du conflit et exercer ainsi leur puissance aérienne aux dépens de leurs adversaires. Jamais ils ne donnèrent à la Luftwaffe la structure et les moyens qui lui auraient été nécessaires pour jouer un rôle véritablement stratégique.
Le Japon
Le cas du Japon présente de nombreuses analogies avec celui de l’Allemagne, même si les théâtres d’opération, les moyens mis en œuvre et les modes d’action furent très différents. Le Japon, comme le Reich, envisageait une guerre courte. Il s’était donné six mois pour vaincre. Comme l’Allemagne, il misa sur la puissance aérienne pour atteindre d’emblée ses objectifs. Remarquablement entraînées, ses forces aériennes disposaient d’un matériel dont la qualité fut une douloureuse surprise pour les Américains. En outre, le Japon sut allier puissance aérienne et puissance maritime, cette dernière conférant aux forces aériennes d’attaque, grâce aux porte-avions, la mobilité stratégique qui leur était nécessaire sur le théâtre du Pacifique. Car, contrairement à l’Allemagne, le Japon eût une vision stratégique du conflit et se donna en conséquence, au départ, les moyens adaptés à la dimension de son entreprise.
Les Japonais furent cependant battus, à la fois sur terre, sur mer et dans les airs. Les causes de leur échec sont évidemment multiples. Ils eurent affaire à un adversaire plus habile qu’eux, dont les ressources étaient infiniment supérieures aux leurs, dans tous les domaines. Ils commirent aussi de nombreuses fautes, stratégiques et tactiques, notamment dans la guerre navale. Mais au plan qui nous concerne ici, notons qu’après avoir su tirer parti de leur puissance aérienne dans les premières phases du conflit, les Japonais — comme les Allemands — s’arrêtèrent en route. Curieusement, ils ne firent aucun effort sérieux pour développer les performances techniques de leurs forces aériennes et conserver ainsi, au moins dans ce domaine, leur avantage initial. Misant tout sur la valeur du combattant, le seul développement significatif de l’aviation japonaise fut la constitution du corps des Kamikazes, ce qui, au plan technique, était un peu sommaire. Les forces aériennes japonaises furent définitivement surclassées dès le début 1944 par l’aviation américaine, qui, elle, sut obtenir alors la supériorité qualitative et ne cessa plus de la renforcer.
Les Anglo-Saxons
Finalement ce furent les Alliés anglo-saxons, et eux seuls (6), qui surent véritablement intégrer la puissance aérienne dans la conduite de la guerre et en faire un élément déterminant de la décision. Il est vrai que les Alliés disposèrent de délais pour mettre au point leur stratégie et se doter des moyens nécessaires, délais fort réduits pour les Britanniques, plus longs pour les Américains. Ils tirèrent en tout cas toutes les leçons des premières campagnes de 1939-1940, où le rôle des forces aériennes avait été décisif. Mais ils le firent, sans exclusive, reconnaissant à chaque force sa place dans la stratégie militaire. La guerre était un tout, exigeant unité de conception et de direction.
Dans ces conditions, les principes essentiels de la guerre aérienne, dont l’expérience avait confirmé la validité, furent systématiquement retenus. L’acquisition de la supériorité aérienne notamment fut toujours considérée comme le préalable indispensable à la réussite de toute opération. La Luftwaffe en avait donné la preuve, lors des premières campagnes. Les Alliés consacrèrent alors le temps et les moyens nécessaires pour obtenir une telle supériorité. Cela exigea, ne l’oublions pas, près de quatre années de lutte, en Europe, et, dans le Pacifique, plus de deux années. Mais à aucun moment, la supériorité aérienne ne devait être considérée comme une fin en soi. Elle était la condition permettant d’atteindre le véritable but, à savoir basculer tout le poids de la guerre aérienne contre le dispositif militaire de l’adversaire et contre son potentiel de guerre. Pour cela, tant dans les domaines tactique que stratégique, les Alliés donnèrent progressivement à leurs forces aériennes à la fois les structures et tous les moyens qu’il leur fallait pour atteindre ce but.
Le résultat est connu. En Europe, la suprématie aérienne acquise en 1944, après les dures leçons des années précédentes, permit aux Alliés d’entraver sérieusement l’effort de guerre de l’adversaire, par une formidable offensive visant ses centres industriels et ses voies de communication, ferroviaires, routières et maritimes (7). Au plan tactique, cette suprématie entraîna la paralysie progressive des mouvements des forces allemandes, au moins de jour. Au moment des débarquements, elle libéra les forces alliées de toute menace sérieuse de la Luftwaffe et les troupes purent bénéficier d’un soutien aérien, opérationnel et logistique, pratiquement illimité. D’ailleurs, certains combattants de l’époque en oublièrent ensuite qu’une telle supériorité n’est pas automatique et qu’au contraire, elle doit s’acquérir au préalable.
Au Pacifique, les Américains surent développer une stratégie où puissances aérienne, maritime et terrestre furent étroitement combinées. Les deux premières eurent cependant un rôle de premier plan, compte tenu de la nature du théâtre de guerre. Que la puissance aérienne ait été le support de la puissance maritime ou que ce soit l’inverse, peu nous importe ici. Nous n’entrerons pas dans cette polémique. De fait, les deux propositions sont sans doute valables, la première surtout pendant la phase initiale du conflit et la deuxième à partir de 1944. Dès les premiers mois de 1945 en tout cas, les forces aériennes stratégiques américaines lancèrent la grande offensive finale contre le Japon lui-même, à partir des aérodromes des îles de Saïpan, de Tinian et de Guam, îles conquises à la fin de 1944, auxquelles devait s’ajouter en février 1945 la plateforme d’Iwo Jima, destinée aux chasseurs d’escorte. Une telle offensive, conduite surtout par les B 29, devait amener le Japon à mettre de fait un genou à terre, avant même le knock-out final d’Hiroshima et de Nagasaki, suprême effet de la puissance aérienne américaine.
La puissance aérienne aujourd’hui
Si les leçons tirées de la Deuxième Guerre mondiale ont été confirmées au travers des nombreuses crises et conflits que nous avons connues après 1945, l’exercice de la puissance aérienne présente aujourd’hui des caractères spécifiques, compte tenu du fait nucléaire, du poids de certaines contraintes économiques et techniques, et également, pour ce qui nous concerne plus directement, de l’orientation même de notre politique militaire de défense. Ces caractères sont mis en évidence en analysant ici les trois principaux facteurs dont relève la puissance aérienne à savoir, un potentiel, une stratégie des moyens et une stratégie d’emploi.
Le potentiel
Par potentiel, nous entendons les capacités scientifiques, techniques, industrielles et financières nécessaires à l’étude, à la mise au point et à la production des moyens permettant l’exercice de la puissance aérienne. Ce facteur n’a pas cessé, et ne cesse pas de prendre de l’importance. Particulièrement sélectif, il pèse de plus en plus lourd dans la détermination des niveaux de forces que chaque pays veut atteindre, et par conséquent, sur la dimension même, voire sur la nature de sa stratégie. Notre pays dispose à l’évidence aujourd’hui d’un tel potentiel, au moins dans les domaines scientifique, technique et industriel. Il en a fait la preuve en se hissant, dès les années cinquante, aux premiers rangs des pays producteurs de matériels aéronautiques, après être parti de zéro en 1945. Notre problème n’est donc pas là. Il est d’ordre financier. Les investissements de plus en plus lourds qu’imposent le développement et la production des matériels aéronautiques exigent, pour être rentables, des commandes dont le volume dépasse en général les seuls besoins de nos propres forces. C’est pourquoi, la puissance aérienne de notre pays dépend aujourd’hui, entre autres, de notre politique d’exportation et aussi des possibilités offertes dans le domaine de la coopération internationale. Ainsi est-elle désormais intimement liée aux aléas de la politique générale. C’est là l’une des marques de notre temps.
Ces considérations s’appliquent d’ailleurs à l’aviation civile, qui connaît les mêmes problèmes et dont le développement dépend précisément du potentiel que nous venons d’évoquer. Devant l’extension considérable du transport aérien depuis 1945, un pays mesure désormais sa puissance aérienne par sa capacité d’utiliser la troisième dimension pour répondre non seulement aux besoins de sa stratégie militaire, mais aussi à ceux de son économie, par le biais de sa flotte commerciale.
Une stratégie des moyens
La puissance aérienne s’exerce également par la mise en œuvre d’un certain nombre de moyens. Au plan militaire, ces moyens ne se limitent pas aux vecteurs aériens, offensifs ou défensifs, stratégiques ou tactiques, de combat ou de transport. Ils incluent également les missiles, ceux au moins qui, par leur rôle, prolongent ou complètent l’action de ces vecteurs. Ils incluent enfin tout ce qui est nécessaire à la mise en œuvre, au support et au soutien des forces, depuis les dispositifs de surveillance et de contrôle de l’espace jusqu’à l’infrastructure opérationnelle, en passant par les défenses antiaériennes, la logistique et la protection. L’ensemble constitue ainsi une chaîne dont la résistance est celle du maillon le plus faible. C’est dire combien il est essentiel de veiller à la « cohérence » de tous ces moyens, dans leurs performances aussi bien opérationnelles, logistiques que techniques.
La conception et la définition de cet ensemble, aux plans qualitatif et quantitatif, relèvent de la stratégie des moyens. Une telle stratégie présente aujourd’hui des contraintes très sévères, beaucoup plus sévères en tout cas qu’avant la Deuxième Guerre mondiale par exemple. Pour ce qui est de notre pays, la dissuasion et, dans une certaine mesure, l’action extérieure exigent en effet la mise en condition d’un système de forces, aériennes notamment, classiques et nucléaires, prêtes à tout moment à être engagées dans des délais très brefs, et ceci dès le temps de paix. Désormais, en cas de crise, il ne faut plus compter sur le moindre délai pour rattraper in extremis des retards éventuels ou des insuffisances dans la composition ou l’équipement des forces ou de leur environnement. Cela signifie que, dans la conception et la réalisation de nos forces aériennes, nous n’avons plus aucun droit à l’erreur ! C’est dire combien la stratégie des moyens est devenue un art redoutable. Il est d’ailleurs devenu d’autant plus redoutable que, devant l’augmentation des coûts, la tentation est plus forte de jouer sur les « franges basses » du volume des forces, à savoir sur le minimum jugé indispensable.
Certes, si les coûts augmentent, l’efficacité unitaire des matériels, notamment des vecteurs aériens et des missiles, augmente également. Ainsi s’explique la diminution de nos forces aériennes constatée depuis 1960 en particulier, c’est-à-dire à partir du moment où elles furent équipées de matériels nettement plus performants. Le problème est de savoir à quel niveau se maintenir. Car, au-dessous d’un certain seuil, l’efficacité opérationnelle d’une force s’écroule brusquement, parce qu’il n’y a plus alors de possibilités de manœuvre dans le temps. La prudence commande, en conséquence, d’une part de se tenir sensiblement au-dessus de ce seuil critique et d’autre part de réviser périodiquement sa valeur, en fonction de l’évolution de la menace et aussi d’éventuelles inflexions dans la stratégie militaire. Le problème est difficile. Il est en tout cas à l’ordre du jour, au moment où les conflits les plus récents révèlent des consommations fort élevées de matériels et où, en particulier pour les forces offensives, la nécessité de saturer ou de neutraliser les défenses antiaériennes adverses, dont l’efficacité ne cesse de croître, exige des moyens plus nombreux.
Une stratégie d’emploi
L’efficacité d’une force aérienne, comme toute autre force, dépend enfin de la façon dont ses moyens sont engagés et utilisés. La puissance aérienne, pour exercer son plein effet, doit relever en conséquence d’une stratégie d’emploi strictement adaptée aux caractéristiques de l’arme et aux exigences de la politique militaire du moment.
Vitesse, allonge, mise en œuvre quasi-instantanée, capacité de concentration rapide dans l’espace et dans le temps, souplesse d’emploi enfin, telles sont les caractéristiques bien connues de l’arme aérienne. Cette arme est ainsi vouée à la manœuvre, à l’effet de surprise et à l’effet de choc. Elle l’a toujours été. L’élargissement des capacités unitaires des vecteurs renforce une telle vocation. Nous n’insisterons pas sur l’accroissement de la puissance, de la précision et du volume des armements emportés, pas plus que sur l’augmentation des performances des capteurs ou, pour ce qui est du transport, sur le développement, dans un rapport de un à cinquante depuis 1945, des charges utiles. En revanche, l’accroissement considérable des rayons d’action, grâce à la technique du ravitaillement en vol, est un événement capital. Cette technique, accessible à toutes les catégories de vecteurs, offensifs ou défensifs, stratégiques ou tactiques, de combat ou de transport, fait que l’arme aérienne a atteint, dans tous ses domaines d’emploi, la dimension stratégique. Le ravitaillement en vol n’est certes pas une nouveauté. Dans nos forces, il a été utilisé dès les années soixante, en particulier avec les Mirage IV et les F 100. Mais sa pratique s’est considérablement élargie depuis, notamment dans les unités de Jaguar, de Mirage F 1 et, bientôt, de Mirage 2000. C’est pourquoi, nos forces aériennes sont aujourd’hui, plus qu’elles ne l’ont jamais été, symbole de puissance militaire, facteur de mobilité stratégique, atout pour la manœuvre de l’ensemble des forces.
Ces caractéristiques prennent toute leur valeur dans notre politique militaire actuelle. Dans la dissuasion, le caractère démonstratif de la montée en puissance des vecteurs aériens, nucléaires et classiques, voire de leur manœuvre et de leur déploiement, permet au pouvoir politique de marquer une détermination, de souligner la valeur d’un enjeu et de concrétiser une menace. Dans l’action extérieure, où la rapidité d’intervention prend le plus souvent le pas sur toute autre considération, la mobilité stratégique de nos forces aériennes — de combat et de transport — explique le rôle essentiel qui est désormais le leur. D’une façon plus générale, en Europe ou outre-mer, en ambiance nucléaire ou non, la puissance aérienne, par ses effets aussi bien potentiels que réels, est tout naturellement amenée à jouer aujourd’hui un rôle déterminant dans la conduite d’une stratégie où il s’agit d’abord de prévenir les crises — ou d’en bloquer le développement — par des capacités d’actions rapides, brèves mais vigoureuses.
Ainsi se dégagent les grands principes d’emploi des forces aériennes, principes reconnus dès la Grande Guerre, mais singulièrement affirmés depuis. Adaptée dans l’offensive aux coups de boutoir sur une large échelle des distances et, dans la défensive, à la couverture au-dessus de vastes zones, l’arme aérienne exige, pour son meilleur emploi, une claire définition des priorités et une sélectivité dans les axes d’effort permettant la concentration des moyens. Elle exige également que soit reconnue la spécificité de la guerre aérienne, en particulier face à l’adversaire aérien. Si la puissance aérienne traduit en effet la capacité d’un pays d’utiliser la troisième dimension pour attaquer l’adversaire, ses forces et- ou son potentiel de guerre, ou simplement pour en exercer la menace, elle traduit aussi sa capacité de garantir, face à la menace aérienne, la sécurité du territoire, des forces qui y sont stationnées et de l’espace qui les recouvre. Dans le cadre de notre stratégie de dissuasion, le problème ainsi posé de la supériorité aérienne présente des caractéristiques très particulières. En cas de crise, une telle supériorité demeurerait la condition préalable au développement de toute opération militaire. Mais il serait hors de question d’obtenir dans la troisième dimension une liberté d’action analogue à celle dont profitèrent les Alliés en 1944, après quatre années de lutte. Nous n’en aurions ni le temps ni les moyens. Les délais dont nous disposerions se mesureraient en jours. Dans ces conditions, et dans la mesure où se développeraient des combats classiques, nous ne pourrions prétendre qu’à une supériorité locale et temporaire. Ainsi s’imposeraient non seulement des actions défensives, mais aussi et surtout des actions offensives, brèves et puissantes, contre les bases de l’adversaire par exemple, actions rigoureusement adaptées, dans l’espace et dans le temps, à la nature de la menace et à la manœuvre d’ensemble de nos forces. Profitant des effets ainsi obtenus, il s’agirait de basculer ensuite les efforts sur les autres missions, dont l’appui de nos troupes, quitte à agir de nouveau contre l’aviation adverse, si sa pression redevenait excessive. D’autres façons d’agir sont sans doute possibles. Mais toutes devront relever du souci de l’efficacité immédiate et exiger rapidité et vigueur dans l’exécution. Dans la dissuasion en effet, le temps nous sera compté. Une telle stratégie est difficile. Elle repose sur la capacité de concentration de nos forces aériennes, sur la rapidité de leur manœuvre et sur la souplesse de leur organisation. Elle impose une centralisation du commandement à un niveau suffisant, dans chaque domaine d’emploi, pour avoir la vue la plus large possible sur la situation et pour agir de façon étroitement combinée avec les autres forces. C’est à ce prix que notre puissance aérienne pourra exercer tous ses effets.
Puissance aérienne et stratégies… Leur importance devrait être particulièrement bien perçue dans un pays comme le nôtre qui fut l’un des berceaux de l’aéronautique et dont l’aviation militaire fut la première du monde. La réalité est différente. Chez nous, l’attention se porte, le plus souvent, davantage sur les performances humaines et techniques, sur les aspects commerciaux et économiques de l’aéronautique que sur le rôle et la place des forces aériennes dans notre Défense. C’est un fait.
Pourtant, les leçons de l’histoire nous rappellent ce qu’il en a coûté aux pays, dont le nôtre, qui n’ont pas su maintenir leur puissance aérienne au niveau voulu. Encore faut-il connaître et faire connaître cette histoire, celle de l’aviation « militaire », une histoire récente mais déjà dense. Les efforts entrepris depuis plusieurs années dans ce sens et les échos qu’ils ont trouvés sont encourageants. Mais il s’agit également d’exploiter ces leçons, et notamment celles des conflits les plus récents, afin que le souci de la troisième dimension s’impose comme un réflexe naturel, dès lors qu’il y a débat sur la stratégie militaire. Cela exige sans doute de la part de ceux qui ont acquis l’expérience des problèmes aériens, au sein même des forces aériennes ou au niveau interarmées, un effort toujours plus soutenu pour intéresser et convaincre.
Nos réflexions sur la puissance aérienne et les conclusions que nous en avons tirées ne sauraient en tout cas relever d’un souci exclusif de l’aviation militaire. Nous ne sommes pas adeptes de Douhet… Nous pensons au contraire que l’efficacité de la Défense repose plus que jamais sur une saine appréciation de la complémentarité des forces, terrestres, navales et aériennes. Encore faut-il que chacune d’elles ait la place qui lui revient dans l’ensemble et qu’à notre époque, où la soudaineté des crises impose des réactions quasi-instantanées, la puissance aérienne et les stratégies qui lui sont associées restent au premier plan des préoccupations. ♦
(1) [NDLR : dans le titre] Les sous-titres sont de la rédaction de la revue.
(2) NDLR : La Royal Air Force a été le résultat de la fusion du Royal Flying Corps appartenant à l’armée de terre et du Royal Naval Air Service de la marine.
(3) En particulier, le transport aérien militaire ne se développa de façon significative qu’avec le 2e conflit mondial.
(4) NDLR : Guilio Douhet (1869-1930). Général italien dont l’œuvre la plus célèbre est un livre intitulé « El dominio dell’aria ».
(5) Le règlement d’emploi de la Luftwaffe, paru en 1936, excluait formellement l’attaque des villes, en vue de terroriser les populations. La réalité fut toute autre : bombardement de Varsovie le 24 septembre 1939, de Rotterdam le 14 mai 1940, de Paris le 9 juin et de Belgrade le 6 avril 1941, sans parler de Londres (NDLR : et de Coventry)…
(6) Les Soviétiques s’intéressèrent surtout au rôle tactique de l’arme aérienne. Ils laissèrent aux Alliés anglo-saxons, de fait, le soin de porter la guerre aérienne au-dessus de l’Allemagne.
(7) En 1944, le tonnage de bombes lâchées sur l’Allemagne et les territoires occupés (plus d’un million de tonnes), fut cinq fois supérieur à celui de 1943 et vingt fois supérieur à celui de 1942. Il fut aussi cent fois supérieur au tonnage que les Allemands purent larguer au-dessus de l’Angleterre pendant la même période, armes V comprises. En 1944, 75 % du tonnage allié visa les transports, les sites V, les usines de carburant, les ports et les aérodromes.